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Le voyage dans le cinquième Livre d’Émile

 

 

   Émile, qui conte l’éducation d’un enfant, puis d’un homme, de sa naissance à sa vingt-cinquième année, pourrait tout entier être considéré comme un récit de voyage. Si l’on en croit Rousseau qui les nomme dans ce livre, les Orientaux regardent en effet la vie comme un voyage et l’on sait que Rousseau lui-même a dit qu’il leur ressemblait par bien des points[1]. Ce n’est pas toutefois le traité tout entier que je vais examiner ici, mais simplement le Livre V où figurent à la fois une théorie du voyage, le récit d’un voyage initiatique et une version du Grand Tour auquel les jeunes gens de bonne condition étaient soumis au XVIIIe siècle.

   Émile a eu jusqu’au Livre V une éducation assez sédentaire et casanière. Le gouverneur l’a conduit à la campagne, loin des villes et il y est resté, jouant avec les enfants du village et rencontrant de temps à autre un étranger de passage comme le bateleur de la scène au canard. Peu de monde en tout cas. Le Livre IV est celui de l’ouverture vers l’extérieur : la profession de foi du Vicaire savoyard qui introduit le jeune homme dans l’univers spirituel et sensible en marque l’origine. L’éducation morale arrive à point nommé pour parfaire l’éducation donnée jusqu’alors et armer celui qui va rencontrer ses semblables et faire connaissance des grandes villes dans toute leur diversité. Si Émile quitte le monde restreint où il a passé son enfance, c’est parce qu’il doit accomplir sa destinée d’homme, mais aussi parce que le gouverneur ne peut plus le limiter à une sphère si étroite. L’imagination et les forces du jeune homme ne permettent plus de le confiner sur place. Rousseau utilise déjà la métaphore du voyage quand il expose les dangers auxquels l’adolescent est soumis à l’âge de la puberté :

 

« La lecture, la solitude, l’oisiveté, la vie molle et sédentaire, le commerce des femmes et des jeunes gens, voilà les sentiers dangereux à frayer à son âge, et qui le tiennent sans cesse à côté du péril. C’est par d’autres objets sensibles que je donne le change à ses sens, c’est en traçant un autre cours aux esprits que je les détourne de celui qu’ils commençaient à prendre. »[2]

 

Le gouverneur est un guide et s’il manipule Émile en l’orientant vers la route qu’il va prendre, c’est justement parce que l’éducation ne doit pas être égarement et vagabondage, mais qu’elle doit répondre à des principes moraux et spirituels tels ceux définis par le Vicaire. Ces principes doivent assurer le bonheur de l’homme à venir et lui permettre de trouver sa place dans la société des hommes. Sans eux, il n’y a pas d’éducation et la situation d’Émile serait catastrophique et son égarement complet :

 

« Comme un somnambule, errant durant son sommeil, marche en dormant sur les bords d’un précipice, dans lequel il tomberait s’il était éveillé tout à coup ; ainsi mon Émile, dans le sommeil de l’ignorance, échappe à des périls qu’il n’aperçoit point : si je l’éveille en sursaut, il est perdu. Tâchons premièrement de l’éloigner du précipice, et puis nous l’éveillerons pour le lui montrer de plus loin. »[3]

 

Le voyage dans Émile est avant tout moral[4]. S’il s’intègre si parfaitement au traité d’éducation, c’est parce que la pédagogie, tout comme la politique, est, chez Rousseau, indissociable de la morale et que la vie y prend elle-même la forme d’une quête vers cet ailleurs que représente l’humanité – ailleurs qu’il faut à la fois connaître et apprivoiser, mais dont il faut aussi se méfier et se protéger. L’entrée dans le monde se fera donc de manière progressive et en compagnie du gouverneur. Elle consiste d’abord en un étrange va-et-vient, puisqu’à la fin du Livre IV, l’élève et son maître se rendent à Paris, découvrent les salons et les lieux à la mode, puis retournent extra muros vers des régions où la rencontre avec celle qui deviendra la compagne du jeune homme peut se réaliser. La grande ville n’est qu’une étape négative et elle sera une des causes de la rupture du foyer créé par Émile et Sophie dans la suite inachevée que représentent Les Solitaires. Elle n’est qu’un lieu d’immoralité et de désordre dans la philosophie de Rousseau.

 

En quête

 

   Après les pages consacrées à la femme qui ouvrent le Livre V, Rousseau expose en quelques paragraphes son art de voyager. Le passage est connu qui vante les voyages à pied et condamne l’usage des voitures, berlines et carrosses, mais qui place juste en dessous le déplacement à cheval[5]. Émile et son maître utiliseront cette monture à plusieurs reprises, d’abord quand ils arrivent dans la région où réside Sophie, mais aussi quand, une fois installés dans une ville proche, ils vont la visiter. La scène du paysan blessé confirme que l’usage du cheval est pratique et l’on peut supposer que c’est aussi à cheval qu’ils entreprendront leur Grand Tour.

   Le voyage d’Émile et du gouverneur est placé d’emblée sous l’égide des chevaliers du Moyen Âge car il tient plus de la quête initiatique que de la promenade touristique. Au Livre IV, la quête a été nommée Sophie et c’est vers elle, qu’aucun des deux hommes ne connait, que les conduisent leurs pas. Les lieux et les temps subissent dans le récit des modifications qui sont caractéristiques des romans d’initiation. À peine quitté Paris, les deux cavaliers sont parmi « les champs en vrais chevaliers errants »[6] et dans une région de montagnes qui n’est pas sans faire penser à la Savoie, où Rousseau a vécu sa jeunesse.

   L’approche du domaine de Sophie ne se fait pas sans difficultés ni étapes, ainsi qu’on en trouve dans les romans de la légende arthurienne. C’est d’abord la rencontre avec un personnage intercesseur qui va désigner une direction, annoncer un phénomène hors du commun, renseigner le visiteur et le lecteur sur ce qui les attend là-bas. Cette figure qui est récurrente dans les romans arthuriens et que l’on retrouve dans Émile, met les voyageurs sur la bonne route et les guide dans leur égarement et leur quête sans but bien défini :

 

« Quelque jour, après nous être égarés plus qu’à l’ordinaire dans des vallons, dans des montagnes où l’on n’aperçoit aucun chemin, nous ne savons retrouver le nôtre. Peu nous importe, tous chemins sont bons, pourvu qu’on arrive : mais encore faut-il arriver quelque part quand on a faim. Heureusement nous trouvons un paysan qui nous mène dans sa chaumière ; nous mangeons de grand appétit son maigre dîner. En nous voyant si fatigués, si affamés, il nous dit : Si le bon Dieu vous eût conduits de l’autre côté de la colline, vous eussiez été mieux reçus... vous auriez trouvé une maison de paix... des gens si charitables... de si bonnes gens !... Ils n’ont pas meilleur cœur que moi, mais ils sont plus riches, quoiqu’on dise qu’ils l’étaient bien plus autrefois... Ils ne pâtissent pas, Dieu merci ; et tout le pays se sent de ce qui leur reste. »[7]

 

Malgré ces précisions, le domaine de Sophie ne se laisse pas si aisément pénétrer et la maison qui semblait toute proche, « de l’autre côté de la colline », paraît bien difficile d’accès : 

 

« La maison bien indiquée, on part, on erre dans les bois, une grande pluie nous surprend en chemin ; elle nous retarde sans nous arrêter. Enfin l’on se retrouve, et le soir nous arrivons à la maison désignée. Dans le hameau qui l’entoure, cette seule maison, quoique simple, a quelque apparence. Nous nous présentons, nous demandons l’hospitalité. L’on nous fait parler au maître ; il nous questionne, mais poliment : sans dire le sujet de notre voyage, nous disons celui de notre détour. Il a gardé de son ancienne opulence la facilité de connaître l’état des gens dans leurs manières ; quiconque a vécu dans le grand monde se trompe rarement là-dessus : sur ce passeport nous sommes admis. »[8]

 

   Ce paragraphe contient plusieurs éléments qui font du domaine de Sophie un territoire merveilleux régi comme dans la féerie, selon d’autres lois que celles des humains ordinaires : l’espace et le temps diffèrent de ce qui se passe ailleurs. Les cartes sont de nouveau brouillées et le voyageur, même renseigné, se perd encore ; la « grande pluie » qui tombe soudainement, n’a pas de fonction romanesque si ce n’est celle de montrer qu’il faut franchir la dernière étape, lavée des souillures du monde d’où on vient – en l’occurrence la grande ville. Elle tient là le rôle des ruisseaux qui délimitent dans les romans de chevalerie le territoire des fées de celui des humains. N’y pénètre pas qui veut, ni n’importe comment.

   Le même brouillage se réalisera lors de la seconde visite à Sophie que fera Émile. Le jeune homme et son maître se sont installés dans « un asile éloigné, mais à portée » : dans une ville à deux grandes lieues de là. Malgré cela, nous dit Rousseau, le retour vers Sophie est tout aussi difficile et le chemin se dérobe à nouveau :

 

« Malheureusement la route est fort coupée et le pays difficile. Nous nous égarons ; il s’en aperçoit le premier, et, sans s’impatienter, sans se plaindre, il met toute son attention à retrouver son chemin ; il erre longtemps avant de se reconnaître, et toujours avec le même sang-froid. Ceci n’est rien pour vous, mais c’est beaucoup pour moi qui connais son naturel emporté : je vois le fruit des soins que j’ai mis dès son enfance à l’endurcir aux coups de la nécessité. »[9]

 

C’est le jeune homme qui fraie la route cette fois-ci, alors que dans la première approche, il se contentait de suivre son maître. C’est lui seul qui doit aller maintenant vers Sophie et réaliser l’aventure. Éducation et initiation se complètent fort bien ici et ce passage montre la véritable importance du roman dans la démonstration pédagogique.

   Chacune de ces étapes est comme le franchissement d’un cercle. Les voyageurs ont dû franchir la province où ils sont parvenus, puis la forêt qui entoure le village où réside la jeune fille ; ils ont dû traverser ce dernier pour trouver la maison de l’aimée qui est bien distincte et de quelque apparence « dans le hameau qui l’entoure. » Et, lors de la seconde visite, ils auront enfin accès au jardin, où Émile, pour la première fois, parlera à Sophie. Celle-ci est bien, comme Julie, un centre vers lequel convergent et duquel rayonnent les visiteurs que leur sensibilité et leurs mœurs ont fait accepter en ces lieux.

   Cette traversée des cercles se renouvelle d’ailleurs dans la suite d’Émile que constituent Les Solitaires. Émile va être conduit au centre de l’île de Lampedusa où il a abordé, par un chemin aussi labyrinthique et difficile que celui qui l’avait mené à Sophie, auprès d’une jeune Espagnole qu’il épousera et avec laquelle il tentera l’aventure d’un nouveau foyer et d’une nouvelle vie.

 

Théorie du voyage

 

   Le Livre V d’Émile contient deux passages qui peuvent constituer une théorie du voyage selon Rousseau. Le plus important se situe juste avant le départ du jeune homme et de son gouverneur pour le Grand Tour qui complétera son éducation, et il se distingue nettement du récit par un espace et un titre en lettres capitales : « Des voyages ». Tout comme la partie intitulée « De la femme », ce texte décontenance le lecteur dans la mesure où il semble plaqué arbitrairement dans ce qui commençait à se présenter comme un roman des amours d’Émile et de Sophie. Il mérite donc qu’on l’examine de plus près.

   Le passage s’intègre juste après la scène de départ quand les deux jeunes gens ont accepté, bon gré mal gré de se séparer pour complaire à la volonté du gouverneur. La scène est d’importance parce qu’elle marque une étape forte dans leur vie en distinguant la période écoulée depuis leur première rencontre, cinq mois auparavant, et la période d’attente qui va suivre pour eux jusqu’au retour d’Émile et qui va durer deux ans. On perçoit dans cette disproportion des temps le sens de cette épreuve et la part qu’elle peut prendre chez un philosophe attaché à donner à la vertu tout son sens. Le départ est par ailleurs un moment fort de tout récit de voyage et fait état d’une certaine solennité et d’un rituel dans la tradition occidentale. En quittant l’endroit où il vivait et en subissant la douleur de la séparation, le voyageur fait l’expérience de l’altérité. Le gouverneur renoue au Livre V avec les romans arthuriens qui content l’entrée en quête des chevaliers et voient se renouer de manière spectaculaire les liens qui les unissaient au roi. Rousseau a exposé quelques pages auparavant la manière dont s’y est pris le gouverneur pour faire accepter l’épreuve à son élève : il lui a rappelé la promesse faite autrefois qu’il serait obéi, si dur cela soit. Il a aussi rassuré Sophie en lui rappelant le Télémaque qu’elle admire et en situant ainsi l’aventure dans une lignée héroïque, sens qui est confirmé par l’échange des livres fait par les deux amants. Le Spectateur que reçoit alors Sophie en échange du roman de Fénelon n’est pas seulement un livre de morale destiné comme on pourrait le croire à partir de ce que dit le gouverneur, à étudier les devoirs de l’épouse à venir. C’est aussi un journal qui apporte le monde à domicile en présentant les littératures étrangères ou des anecdotes historiques et bibliques : en lisant ce périodique, Sophie vagabondera tout autant qu’Émile dans des contrées lointaines et l’accompagnera de la sorte où qu’il aille. L’échange des livres est aussi une manière de transmettre à celui qui s’en va un lien qui le rattache au lieu qu’il quitte, un témoignage qu’on l’attend et qu’il doit revenir. Normand Doiron écrit fort justement que « les rituels de départ semblent profondément liés à l’histoire religieuse des sociétés sédentaires. »

 

«  Ils donnent à celui qui s’apprête à quitter la communauté un témoignage solennel de son appartenance, un avertissement contre la tentation d’un retour régressif à la vie vagabonde. Comme un serment, ils l’engagent à revenir. Surtout, ils visent à maintenir le voyageur "en communication avec un ‘centre’ producteur de sacralité", c’est-à-dire avec la cité construite elle-même "au centre du  monde", et protégée par ses murailles contre l’espace chaotique du dehors, où grouillent les démons, les larves et les tristes divinités. »[10]

 

Le monde de Sophie est bien pour Émile le centre du monde. Y pénétrer n’a pas été aisé et en partir est douloureux. La peine et la tristesse sont les sentiments qui accompagnent cette scène et qui précèdent les pages théoriques consacrées aux voyages.

   Elles sont là non pour consoler ni divertir, mais pour donner un sens au départ et rappeler que le caractère pédagogique de l’entreprise n’est pas oublié. Le propos commence par une remise en cause de la manière habituelle de voyager que l’on trouvait chez d’autres auteurs au point que N. Doiron écrit que Rousseau y « rassemble en une remarquable synthèse tous les éléments qui pendant plus de deux siècles ont défini le déplacement raisonné. »[11] Rousseau condamne les voyageurs qui ne veulent voir à l’étranger que ce que les livres conseillent de voir et ceux qui croient qu’avoir vu un ou deux peuples suffit pour connaître les hommes. C’est bien cette dernière connaissance qui importe à Rousseau et qui importera à Émile et à son maître.

   Pourtant le constat que dresse Rousseau dans les quelques pages qu’il consacre au thème est bien négatif. Non seulement les Français sont ceux qui savent le moins bien voyager, mais tous les peuples se ressemblent beaucoup plus qu’autrefois quand les moyens de communications étaient plus réduits. À quoi bon partir dans ce cas ? Ce ne sont pas les monuments ou les curiosités locales qui peuvent intéresser Émile, mais les hommes-mêmes en ce qu’ils ont de singulier afin de nourrir la réflexion et d’avoir une intelligence meilleure de l’humanité. On ne s’étonne donc pas de voir les pages concernant le gouvernement suivre les pages sur les voyages : elles forment un tout que délimitent bien un tiret et un espace renvoyant à celui qui ouvrait typographiquement cette partie. Rien là qui renvoie à un goût du cosmopolitisme tel que les philosophes des Lumières l’ont établi. Sur ce point, Rousseau reste bien le penseur qui a écrit au début d’Émile combien il appréciait peu ce penchant des modernes : « Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins. »[12] Même si Émile dépasse la sphère étroite des livres pour aller voir sur place les mœurs des autres hommes, c’est plus pour en rapporter le bénéfice à lui-même que pour faire bénéficier les étrangers d’un quelconque amour ou d’un quelconque don de sa part.

   Émile est bien un homme des sociétés régies par le faux contrat social défini dans la seconde partie du Discours sur l’origine de l’inégalité et l’éducation politique qu’il reçoit à cette étape de son éducation dépend de cette situation. Il n’est pas destiné à être un citoyen – comme les critiques ne cessent de le dire quand ils commentent cette partie – puisque la Cité n’existe pas plus à la fin d’Émile qu’à son début ; il n’a pas à connaître les considérations du Livre IV du Contrat social qui manquent dans ce qu’on croit être généralement un résumé de ce livre, puisqu’il n’aura pas la possibilité de réformer en quoi que ce soit les structures sociales et politiques du pays où il est né[13]. Rousseau, au contraire, donne à Émile des éléments pour comprendre comment fonctionnent les institutions politiques afin qu’il choisisse à son retour et en connaissance de cause, celles de la partie du monde qui lui convient et où il pourra se mettre à l’abri avec Sophie.

   Émile part donc autant en voyage pour comparer les hommes que pour comparer leurs gouvernements et ce souci de comparaison est la raison pour laquelle Rousseau aborde à cet endroit la question des relations internationales qu’il n’a pas traitée dans Du Contrat social et qui est absolument nécessaire ici car elle répond à l’exigence romanesque du personnage construit par le philosophe dans ce Livre V. Roman et philosophie sont indissociables dans Émile et qui ne veut voir là que la seconde ne comprend pas le sens de ces pages. C’est parce que le jeune homme a pris une consistance romanesque au Livre IV et qu’il est apparu selon une certaine cohérence, comme intégré à la société d’Ancien Régime et du faux contrat social, que la question des relations internationales doit maintenant être abordée. Émile n’est pas destiné à vivre dans une utopie où les guerres et les impérialismes seraient inexistants ni dans la Cité fondée sur la Loi du Contrat social. Il doit choisir un pays où vivre et se réaliser dans la paix ; où connaître le fonctionnement des institutions politiques permet ce choix, puisque la guerre est, chez Rousseau, immanente à l’État. Le réalisme d’Émile passe par le romanesque et ce dernier nourrit la réalité. C’est le sens du paragraphe qui suit immédiatement les considérations sur les relations internationales, la paix perpétuelle et l’abbé de Saint-Pierre, et qui engage le jeune homme, mais aussi les lecteurs d’Émile à changer d’ouvrage et à prendre leur Télémaque.

   Le passage n’est pas une transition facile destinée à revenir au thème du voyage et à permettre aux commentateurs philosophes de faire là une pause après avoir fait étalage de leur érudition et mis en rapport les extraits du Projet de paix perpétuel et les fragments laissés par Rousseau sur la guerre pour en tirer des conclusions d’autant plus généreuses que ces textes n’ont pas été conduits à leur terme par leur auteur[14]. Il est là au contraire pour indiquer qu’il faut dépasser les considérations philosophiques et ne pas plus s’égarer dans les livres politiques que dans les livres de voyage.

 

« Au reste, Émile n’étant pas roi ni moi Dieu, nous ne nous tourmenterons point de ne pouvoir imiter Télémaque et Mentor dans le bien qu’ils faisaient aux hommes : personne ne sait mieux que nous se tenir à sa place et ne désire moins d’en sortir. Nous savons que la même tâche est donnée à tous, que quiconque aime le bien de tout son cœur et le fait de tout son pouvoir l’a remplie. Nous savons que Télémaque et Mentor sont des chimères. Émile ne voyage pas en homme oisif et fait plus de bien que s’il était prince. Si nous étions rois, nous ne serions plus bienfaisants ; si nous étions rois et bienfaisants, nous ferions sans le savoir mille maux réels pour un bien apparent que nous croirions faire. Si nous étions rois et sages, le premier bien que nous voudrions faire à nous-mêmes et aux autres serait d’abdiquer la royauté et de redevenir ce que nous sommes. » [15]

 

   On ne saurait dire plus nettement l’étroitesse de la politique et de la philosophie quand il s’agit de considérer l’être humain dans sa totalité[16]. Un certain discours, soucieux avant tout de consolider le lien social dans la société libérale actuelle en privilégiant coûte que coûte la soumission des individus à la Loi, fût-elle injuste et fondée sur la tromperie, ne voit plus aujourd’hui en Rousseau qu’un chantre du conservatisme et même de la réaction, un ennemi de toute révolution et de toute contestation, mais c’est en négligeant de tels passages et en manipulant malhonnêtement les textes[17].

    Émile ne va pas parcourir les divers États de l’Europe afin d’apprécier celui qui le soumettra le mieux, celui où il sera le Citoyen de pacotille dont ont besoin les gouvernants modernes, mais il voyage au contraire pour comprendre le fonctionnement de chacun et mieux se mettre à l’abri de leurs griffes à son retour. Il n’a nulle envie de croire aux vertus qu’ils proclament ni aux promesses qu’ils font pour mieux berner les peuples ; il n’aspire pas non plus à une place de notable et n’envisage nulle carrière politique ou législatrice. Il n’est pas plus un citoyen après avoir reçu l’éducation politique du gouverneur et parcouru les diverses monarchies européennes qu’il ne l’était à sa naissance. Il est par contre un homme de bien qui peut aider ses semblables par ses lumières et sa compréhension saine du monde, en soulageant les peines autour de lui et en laissant les fous continuer de se conduire comme des fous.

 

Le Grand Tour

 

   À l’égal des jeunes gens de bonne famille de son temps, Émile va entreprendre un voyage de formation en compagnie de son maître. Pourtant, rien de ce qu’il a vu n’est exposé par Rousseau, qui, loin de s’abandonner à son goût romanesque, comme l’a déploré et le déplore encore la critique à propos de ce Livre V, fait preuve ici d’une sobriété déconcertante. Tout de suite après l’espace qui sépare la partie intitulée Des voyages du reste du texte, on lit ces lignes :

 

« Après avoir presque employé deux ans à parcourir quelques-uns des grands États de l’Europe et beaucoup plus des petits ; après en avoir appris les deux ou trois principales langues, après avoir vu ce qu’il y a de vraiment curieux, soit en histoire naturelle, soit en gouvernement, soit en arts, soit en hommes, Émile dévoré d’impatience m’avertit que notre terme approche. »[18]

 

Plus encore que dans La Nouvelle Héloïse où Saint-Preux embarquait avec la flotte de l’amiral Anson à la fin de la troisième partie pour revenir au début de la quatrième et donner une brève chronique de son voyage[19], Émile est elliptique sur ce sujet. C’est donc bien la partie théorique sur les voyages et les gouvernements qui tient lieu de la pérégrination et qui constitue la pédagogie du sujet.

   Le lecteur du traité d’éducation peut toutefois déduire d’autres passages et de quelques détails certains éléments. Ainsi José Oscar de Almeida Marques remarque que, pour accorder le clavecin de Sophie, Émile a besoin de connaissances musicales bien plus profondes que le texte semble nous l’indiquer et donc que Rousseau n’a pas cru devoir tout indiquer, laissant à la sagacité de son lecteur de faire de telles déductions[20]. Je me tournerai, pour ma part, vers la suite d’Émile, Les Solitaires et le résumé qu’en a fait Bernardin de Saint-Pierre à partir de ce que lui a dit Rousseau lui-même. Dans la seconde lettre d’Émile et Sophie, Rousseau nous montre le héros qui s’est embarqué sur un navire dont le capitaine devait le conduire de Marseille à Naples, et qui le trahit en le livrant aux Barbaresques. Émile tue alors d’un seul coup de sabre le félon et s’adresse aussitôt après en langue franque au pirate qui vient de le capturer. La langue franque est un mélange de français, d’espagnol et d’arabe parlé dans les ports méditerranéens, or à aucun moment de son récit, Rousseau n’a conduit explicitement son personnage dans ces contrées. Après son mariage avec Sophie, il a vécu en province et à Paris, et le voici parlant une langue inconnue, maniant le sabre et tuant un homme avec dextérité comme s’il avait déjà fait cela dans son existence. Il existe une vie cachée d’Émile dont le lecteur de ses exploits n’a pas été informé. Émile ne manifeste en effet nulle émotion, ainsi qu’on pourrait s’y attendre après l’exécution d’un de ses semblables. Ce récit est certes du ressort de la fiction et même du roman d’aventure, mais Rousseau n’est pas un auteur de série B et il prolonge dans Émile et Sophie son intention pédagogique. Il y a de plus chez lui une cohérence du personnage d’Émile qui empêche l’histoire de tomber dans les absurdités du roman noir ou des récits populaires. Ces détails sont donc plus que des détails et méritent d’être pris en compte puisqu’ils nous renseignent sur la vie et le caractère du personnage.

   Un autre point que révèle le résumé des Solitaires par Bernardin de Saint-Pierre est que le voyage n’est pas, chez Rousseau, un apanage masculin. Le lecteur y découvre que Sophie part également sur les routes, à la recherche de son époux, et jusqu’en Inde[21] – dans le « facile et nonchalant désordre asiatique », dans ce monde « grand et terrible » que parcourront un siècle plus tard Kim et son lama[22]. La jeune femme n’est donc pas cette épouse au foyer, soumise à une vie médiocre et resserrée, dont l’image irrite aujourd’hui les lectrices de magazines féminins. Elle est aventurière à l’égal d’Émile quand la nécessité s’en fait sentir. En fait, le voyage est avant tout signe d’un manque, d’une incomplétude. Si l’homme était cet entier absolu dont parle Rousseau quand il évoque le bon sauvage des origines, il ne voyagerait pas et limiterait son territoire à la quête de sa nourriture et de ses besoins. Le monde civilisé, en développant les attachements et en donnant à la passion amoureuse une importance excessive, lance les hommes et les femmes sur les routes du monde en quête d’eux-mêmes autant que des autres.

   En fait, le voyage n’a d’importance chez Rousseau que s’il aide l’individu à trouver sa place dans le monde, que parce qu’il nous ramène à nous-mêmes. Émile n’encourage pas à la découverte de l’autre, encore moins à une fusion avec les peuples rencontrés. Le héros du livre est déjà un homme aux semelles de vent qui parcourt l’Afrique sans plus tenir à rien depuis qu’il a perdu Sophie et son champ. Rousseau sait déjà, avant Thomas Edward Lawrence, qu’on peut se perdre parmi les hommes de sa race et se couper d’eux quand on épouse les causes d’autres contrées et quand on se passionne pour les voir réalisées[23]. Mais même sans cela et sans aller au-delà des mers, l’individu peut se sentir étrangement seul. Le voyage devient alors promenade solitaire parmi les humains et leurs mœurs si exotiques, errance dans un univers dont on ne comprend ni les codes ni la langue, fuite pour échapper à la cruauté des médiocres. Barbarus hic ego sum quia non intelligor illis est la phrase qui parcourt en fil rouge toute l’œuvre et toute la vie de Rousseau et qui en empêche toute tentative d’apprivoisement selon les normes en cours dans les sociétés modernes[24].

 

 

 



[1]  « Que fais-je ? où vais-je ? quel est mon but ? Je me répondais : qu’ai-je fait en naissant que de commencer un voyage qui ne doit finir qu’à ma mort ? », se demande Émile dans la lettre deuxième des Solitaires dans J.-J. Rousseau, Édition du Tricentenaire-Œuvres complètes, éditée par Raymond Trousson et Frédéric S. Eigeldinger. Paris, Genève, Champion, Slatkine, t. VIII, 2012, p. 1107-1108. Nous abrégeons par la suite cette édition par ET-OC.

[2] J.-J. Rousseau, Émile ou de l’éducation, ET-OC VIII, p. 769.

[3] Ibid., p. 769.

[4] Tout comme Émile, Les Aventures de Télémaque, parues en 1699, sont, selon l’expression de Robert Granderoute, « une somme pédagogique » : « Les Aventures de Télémaque sont le récit des « travaux » que le jeune héros accomplit à travers les champs du monde dans l’effort et la souffrance. Type d’éducation par la vie, par l’expérience directe et personnelle… » (Le roman pédagogique de Fénelon à Rousseau, Genève, Slatkine, 1985, t. 1, p. 58). Le roman est surtout un « roman d’éducation mystique » qui développe les thèmes de la purification et du renouvellement, le héros abandonnant son ancien moi et revêtant l’homme nouveau. Loin d’être une éducation visant à l’épanouissement de la personnalité humaine et de ses facultés de sensibilité et d’intelligence, « loin d’aider aux promesses de l’être, la pédagogie mystique de Fénelon demande que soient piétinés et mortifiés les aspirations, les aptitudes et les goûts individuels qu’elle considère sinon comme « un pur néant », du moins comme « un demi-néant » ou « un presque néant » » (Ibid., p. 102). Rousseau et son personnage n’en retiennent cependant pas ce sens et privilégient la figure de Télémaque. Tout comme Émile avait en quittant Paris et en commençant la quête, un nom et une certaine image de la jeune fille pour guide, Sophie a cette image du héros qui lui permettra de reconnaître l’homme qu’elle désire.

[5] Émile complète cet art de voyager dans la seconde lettre des Solitaires, ET-OC VIII, p. 1105.

[6] ET-OC VIII, p. 909.

[7] ET-OC VIII, p. 912. J’ai analysé plus longuement ce passage dans « La fée et l’initiatrice : Sophie », Études J.-J. Rousseau, 9, 1997, p. 113-139.

[8] ET-OC VIII, p. 912-913.

[9] Ibid., p. 922-923.

[10] Normand Doiron, L’art de voyager. Le déplacement à l’époque classique, Paris, Sainte-Foy, Klincksieck, Les Presses de l’Université Laval, 1995, p. 153.

[11] Ibid., p. 187.

[12] Émile, ET-OC VII, p. 313-314.

[13] Sur ce point, voir T. L’Aminot, « Émile, lecteur du Contrat social. Ni citoyen, ni sociable, mais anarque » dans Il Principio della Democrazi. Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social (1762). Nel 300° della nascita di J.-J. Rousseau e nel 250° della pubblicazione del Contrat social. Atti del Seminario di Studi : Sassari, 20-21 settembre 2010, a cura di Giovanni Lobrano e Pietro Paolo Onida. Napoli, Jovene Editore, 2012, p. 173-194. Le Livre IV du Contrat social traite de la dictature, du tribunat, des comices et de la religion civile comme moyens de renforcer la cohésion de la Cité.

[14] J’ai entendu Robert Derathé soulever, lors d’une conférence, une question de méthode bien oubliée depuis : celle de travailler avant tout sur les œuvres achevées de Rousseau et non pas de construire des montages à partir d’écrits et de fragments inachevés et non destinés par leur auteur à la publication, puisqu’ils ne traduisent pas l’aboutissement de sa réflexion.

[15] ET-OC VIII, p. 996.

[16] Laurence Mall qui examine attentivement cette partie, conclut aussi que « la médiation du Télémaque est un échec au plan pragmatique » (Émile ou les figures de la fiction, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC 2002 : 04, p. 268). Pour ma part, elle n’est là que pour marquer la distance entre les deux ouvrages et empêcher que les lecteurs assimilent sa démarche à celle de Fénelon.

[17] « Ces singes innombrables, quelque part, qui tapent sur les touches de leurs machines pour l’éternité, nous recréeront certainement un jour, Shakespeare, Tolstoï et moi, mais Dieu seul sait s’ils finiront un jour par écrire la vérité », écrit James Crumley (Un pour marquer la cadence. Traduction de Nicolas Richard. Paris, Gallimard, 1992, p. 392) qui a oublié de nommer Rousseau et quelques autres.

[18] ET-OC, VIII, p. 1003.

[19] Voir La Nouvelle Héloïse (IV, 3), ainsi que les articles et commentaires  de Geneviève Goubier-Robert, « Voyager dans La Nouvelle Héloïse », Bulletin de l’Association J.-J. Rousseau, Neuchâtel, 57, 2001, p. 17-31 et de Laurence Mall, « Les aberrations de l’errance : le voyage dans La Nouvelle Héloïse », Australian Journal of French Studies, XXXI, 2, 1994, p. 175-187

[20] José Oscar de Almeida Marques, « L’éducation musicale d’Émile », Études J.-J. Rousseau, 2007-2009, p. 280-281.

[21] Voir ET-OC VIII, p. 1059.

[22] Rudyard Kipling, Kim. Traduit de l’anglais par Louis Fabulet et Ch. Fountaine-Walker. Paris, Mercure de France, 1948, p. 53 et 92.

[23] Voir T.E. Lawrence, Les Sept Piliers de la sagesse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1963, t. 2, p. 408.

[24] « Je suis un Barbare parce que personne ne me comprend ». La phrase extraite des Tristes d’Ovide sert d’épigraphe au Discours sur les sciences et les arts et aux Dialogues.

 

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