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Une vie psychique est une vie dans le temps

 

 

 

 

Entretien avec Julia Kristeva

 

 

Françoise Coblence* et Marcela Montes de Oca**

La culture et la place de la psychanalyse dans la culture sont des questions

centrales dans l’oeuvre de Julia Kristeva : à côté de sa pratique de psychanalyste,

elle a en effet aussi bien travaillé sur la sémantique, sur le langage, sur

les arts et la littérature, sur tout ce qui concerne la sublimation. Par ailleurs, sa

réflexion sur l’héritage religieux, sur le besoin de croire – besoin que la psychanalyse

a peut-être sous-estimé et qui se manifeste actuellement sous sa forme la

plus dramatique –, sur ce qu’elle a nommé Les Nouvelles Maladies de l’âme,

est également essentielle. Cet entretien tente d’en reprendre le cheminement.

Revue française de psychanalyse : Pour ce numéro de la Rfp, nous souhaitons

réfléchir avec vous au rapport de la psychanalyse aux autres champs du

savoir, à son actualité dans notre société où on la dit volontiers en crise. La

psychanalyse constitue-t-elle toujours à la fois un domaine de la culture et un

moyen de compréhension spécifique et privilégié de cette dernière ? Est-ce

au prix de modifications dans la théorie et la clinique ? Et si oui, lesquelles ?

Julia Kristeva : Je viens de finir une esquisse biographique, sous forme

d’entretiens avec un jeune psychologue, que j’ai intitulée Je me voyage

(Kristeva, 2016) : ce néologisme, en clin d’oeil à mon étrangeté dans la

langue française, signale d’emblée mon positionnement psycho-sexuel dans

la recherche et dans l’écriture – l’expérience à partir de laquelle je retrace mon

parcours de vie. Dans cette trajectoire, que nous n’allons pas développer ici,

apparaissent à la fois la rencontre avec des traumas, la nécessité inconsciente

et parfois consciente de les traverser, la part de la sublimation et, très tôt dans

* Psychanalyste, membre de la SPP. Professeur émérite d’esthétique à l’université d’Amiens.

** Psychiatre, psychanalyste, membre de la SPP.

352 Françoise Coblence et Marcela Montes de Oca

le contexte familial, l’importance donnée au rôle du langage dans la vie, dans

la vie éprouvée comme survivance, comme résistance intime et comme créativité

dans le temps social. La culture était-elle notre religion ? Pas vraiment.

C’est la culture qui constituait le monde, le monde vivable.

Or avons-nous pris conscience que la découverte freudienne opère une

véritable révolution dans ce qu’on appelle « culture » ? Bien sûr, nous savons,

les psys savent, que la théorie de l’inconscient et le lien transféro-contre-transférentiel

impliquent une refonte audacieuse des dichotomies, héritées de

la métaphysique : le corps et l’esprit, l’animal et le social, la nature et la culture.

Mais cette refonte fait peur, et pas seulement au pacte social qui la refuse

(n’est-il pas structuré sur les dichotomies et les catégories qui s’ensuivent : du

bipartisme aux institutions et jusqu’aux « disciplines » qui fondent le système

éducatif et culturel ?). Les psychanalystes eux-mêmes, qui pratiquent et

affinent cette refonte, en s’isolant – dans la plupart des cas – des enjeux culturels,

contribuent à pérenniser cet héritage métaphysique. Était-ce mon histoire

transgénérationnelle, était-ce ma traversée des frontières en soi et hors de soi,

j’ai mis en question les modèles linguistiques, constitués à partir du signifiantsignifié

et leurs articulations grammaticales ou logiques. Il m’a semblé important

de bousculer leurs grilles clivées du corporel, et ceci grâce à mon vécu du

transfert-contre-transfert, et bien sûr l’influence de Klein et de Winnicott ainsi

que le travail de Green sur la pulsion. Je propose donc d’aborder la créativité

littéraire, mais aussi tous les discours, à partir d’un modèle du langage conçu

non pas comme une « structure » mais comme une signifiance : un processus

avec ses deux modalités, le sémiotique et le symbolique. J’appelle symbolique

le psychisme constitué par le langage (sa morphologique, sa syntaxe, sa

logique). Le sémiotique sera pré- et trans-langagier : le verbal est imprégné,

transformé, parfois résorbé par des traces infraverbales des pulsions, affects et

sensations. (Kristeva, 1974)

Autrement dit, dès le début de ma recherche, je me suis adressée à ces zones

d’interférence entre le culturel et le naturel : à la chair des mots. Freud ne nous

avait-il pas ouvert la voie de ce décloisonnement ? Le docteur viennois a instillé

dans son « traitement de l’âme », non pas la « peste » dont il menaçait le puritanisme

qu’il avait perçu chez les Américains, mais le virus de l’inconscient,

qu’il

inoculait à la mythologie grecque et à la Renaissance européenne, de Sophocle

à Shakespeare, de Léonard de Vinci à Dostoïevski et Stefan Zweig, en convoquant

les poètes de tous les temps qui nous auraient « précédés » dans la voie

royale de la psychanalyse. Ce juif errant, ce fils des Lumières, avait hérité, de

l’esprit du judaïsme, l’invitation à écouter pour interpréter ; mais, convaincu

de la portée universelle de sa découverte, il a su l’étendre à l’histoire et, au-delà

des crises de la culture européenne, à l’hominisation elle-même, à l’Homo

« Une vie psychique est une vie dans le temps » 353

sapiens compris comme un Homo religiosus : horde primitive, totem et tabou,

Égypte et Moïse, guerre et paix, ou malaise dans la civilisation s’ensuivent. Cet

enracinement dans la mémoire culturelle, intrinsèquement religieuse et politique,

n’est pas seulement un trait caractériel, spécifique à l’homme Sigmund

Freud. Il constitue structurellement le positionnement et la parole psychanalytiques,

avec et au travers de sa technicité que Freud nous a léguée aussi. Je suis

persuadée que ma démarche dans les sciences humaines s’inscrit dans cette

voie, consciemment ou inconsciemment, lorsque j’essaie d’introduire l’interprétation

freudienne dans les modèles théoriques en usage, de les ouvrir à la

rencontre avec l’inconscient, et vice versa.

Il n’en reste pas moins que ce souci de perfectionner les outils psychanalytiques,

pour les rendre plus pertinents face aux « nouvelles maladies de

l’âme » (Kristeva, 1993), situations traumatiques aiguës, « états-limites » et

autres « déliaisons », comporte lui aussi le danger de se barricader dans des

métapsychologies ultra-techniques, qui conduisent à s’isoler des mutations

sociales et anthropologiques en cours.

Rfp : Dans votre itinéraire et votre passage à la psychanalyse, on retrouve

quelque chose de l’entreprise de Freud, de la façon dont la culture a dynamité

l’approche biologisante de l’appareil psychique. Peut-être la psychanalyse ne

peut-elle garder ce rapport à la culture que dans la mesure où elle est découverte,

ou redécouverte ?

J. K. : La psychanalyse est une réinvention constante – attentive à ses

fondations et à son histoire – à condition de se réincarner dans la subjectivité

de l’analyste, elle-même évolutive dans la relation contre-transférentielle

avec son patient. Et dont témoigne la poïétique de l’interprétation. C’est une

passion doublement ouverte : à l’autoanalyse et au temps de l’histoire dans

lequel fait irruption le hors-temps de l’inconscient. Le psychanalyste est un

homme ou une femme dans le siècle et s’il l’oublie, s’il oublie que le cadre de

la cure est inscrit dans le mouvement historique, je crois qu’il cesse de s’adresser

à la vie psychique, il utilise des modèles, des schémas. La vie psychique est

une vie dans le temps. En ce sens, la question de la culture présente, passée et

à venir, est consubstantielle à la vie psychique, si nous n’entendons pas celleci

simplement comme un « appareil » mais comme une vie dont la finitude est

insérée dans l’histoire.

Rfp : Ce que vous ne pouviez pas oublier avec votre histoire personnelle…

J. K. : Épreuves, traumas, plaisirs, échecs, récompenses… Mais aussi des

éclaircies, des rebonds, disons : un peu de chance. Celle qu’on peut penser à

354 Françoise Coblence et Marcela Montes de Oca

l’aide de la théorie des jeux. Ou comme des « hasards objectifs » dans la « dialectique

» de l’histoire. Dans ma constellation familiale, ma mère a été très présente,

tout en laissant beaucoup de place au père. Modeste, chaleureuse, c’était une

scientifique de formation, darwinienne. Mon père, élevé par sa mère adoptive,

était croyant, très littéraire, et tendre – au sens féminin de cette pulsion. Tout était

là pour que la bisexualité psychique s’installe. Un autre hasard historique, qui fut

également une chance : en Bulgarie, était célébrée le 24 mai la fête de l’Alphabet,

que les frères Cyrille et Méthode ont inventé il y a douze siècles. Défilé général

du monde de la culture, de l’éducation : chacun arborait une lettre, j’incarnais des

mots, des noms, des phrases. J’aimais ce rituel, lié à l’histoire, à la culture, qui

célébrait une sorte de transfusion de la personne dans l’écriture.

C’est une autre chance de découvrir Freud et la psychanalyse. À l’encontre

de son dénigrement actuel, dans mes conférences, mes écrits, j’essaie de faire

entendre que d’entrer en analyse est une expérience intérieure qui permet de se

situer dans l’ouvert. À mes supervisés, je tente de faire comprendre que, dans

la transmission de l’acte analytique, nous ne nous situons pas dans la marge,

mais sur la tangente entre nos connaissances et l’histoire avec ses aléas. Le

cadre technique de l’analyse est tangent au mouvement historique. Il est bien

sûr nécessaire de maintenir les dispositifs contrephobiques du cadre et de la

théorie, puisqu’ils permettent la recréation des liens par la reconstitution du

narcissisme et de l’idéal du moi par leur perlaboration permanente dans la

cure. Mais, en même temps, il est indispensable d’ouvrir l’écoute à ce que les

analysants vivent dans l’actuel. Ici et maintenant. C’est notre manière non pas

de répondre à la demande sociale, mais d’entendre le malaise social.

Le malaise dans la civilisation réside aujourd’hui dans cette menace

qui pèse sur l’espace psychique, le « for intérieur ». La grande difficulté

que nous rencontrons consiste à trouver un langage pertinent et accessible,

afin de rouvrir la subjectivation dans le transfert, mais aussi d’être entendus

« hors cadre ». Un double défi, puisque, d’une part, il est indispensable de

faire preuve d’une grande souplesse psychique, en maintenant le cadre dans

sa rigueur technique – la précision de l’accompagnement nous fait découvrir

de nouveaux symptômes et génère de nouveaux concepts : oui, il existe

une recherche en psychanalyse, on ne le sait pas assez, qui explore les étatslimites,

la relation précoce mère-enfant, voire les autismes et maintenant les

« radicalisations ». Et d’autre part, il s’agit de traduire la technicité de notre

savoir-faire et fournir des éléments clés de cette expérience intérieure, dont

nous sommes les témoins, aux autres soignants – psychothérapeutes, sophrologues,

kinés, etc. – pour qu’ils puissent être éclairés sur ce malaise social,

et accompagner leurs patients, qui ne font pas d’analyse mais qui peuvent

avoir accès à leur vie intérieure. Une intériorité squeezée par l’accélération du

« Une vie psychique est une vie dans le temps » 355

temps, l’hyperconnexion, sa suspension dans l’actualité stressée et stressante,

et aussi par la domination de l’image, la médiatisation qui encapsule et risque

d’oblitérer toute expérience intérieure. C’est très difficile à faire, mais nécessaire

: nous devons pouvoir intervenir dans des situations critiques, et être

entendus et compris. La psychanalyse habite le IIIe millénaire...

Avec d’autres analystes, je suis invitée par notre collègue Isabelle Béguier

à « présenter des malades », à Sainte-Anne. Pendant la même période, un lacanien,

qui a écrit une pièce sur Lacan, la présente devant le personnel hospitalier.

Pour moi, ce spectacle est un symptôme... qui par sa théâtralité même

nous oblige à repenser la transmission de la psychanalyse. Comment affronter

Le Spectacle, le désir d’exhibition, le narcissisme en souffrance ? Vivre par

l’image, les réseaux sociaux, les selfies : ce besoin largement partagé est un

phénomène social majeur, à nous de l’analyser. En quoi est-il à la fois toxique et

libérateur, en contact avec la violence des traumas et du désir ? Problématiser le

présent, trouver un langage audible, et occuper une place librement déterminée,

tel me semble être le défi qui se pose à notre expérience de psy chanalystes.

Rfp : Il est donc essentiel à vos yeux, face à ce qui est parfois perçu comme la

crise de la psychanalyse, de maintenir fermement ces deux pôles : une technicité

nouvelle et un double ancrage, à la fois dans la subjectivité et dans la culture.

J. K. : Permettez-moi un petit détour : l’Europe est un lieu d’une grande fragilité

pour des raisons diverses, et en particulier parce que s’y parlent 23 langues.

Mais c’est aussi un avantage et une grande chance, parce que la traduction est

la langue européenne. De ma double place de professeur ayant dirigé des chercheurs

étrangers, et de psychanalyste à laquelle s’adressent des patients dont le

français n’est pas la langue maternelle, je constate la renaissance psychique que

représentent le polylinguisme et l’acte de traduire. Ni jugement, ni description,

l’interprétation est une « traduction » singulière qui mobilise mon écoute, mon

vécu et ma manière de formuler ce que l’autre dit sans le savoir, son inconscient.

Dans la culture moderne, il importe de ne pas limiter cette interprétation au seul

divan, mais de transmettre ce contact avec l’inconscient sur la scène sociale.

L’analysant, comme l’analyste, est un sujet avec son histoire, et occupe une place

actuelle dans la vie sociale et politique. Une polyphonie s’établit des deux côtés :

transfert-contre-transfert. Par sa disponibilité au psychisme, la psychanalyse est

constitutive de la culture moderne, elle fait partie de la mutation anthropologique

que nous sommes en train de vivre. J’entends par là que la psychanalyse parie,

en définitive, sur la traductibilité des traumas et ainsi seulement sur leur traversée.

Aucune autre discipline ne touche de manière aussi aiguë, aussi spécifique

et, de ce fait, pertinente (je ne dis pas « curative » mais « pertinente ») aux états

356 Françoise Coblence et Marcela Montes de Oca

critiques de la psyché et à leur capacité de perlaboration. Nous sommes tous

conscients de cette place exceptionnelle de la psychanalyse mais nous n’osons

pas transmettre notre investissement clinique et théorique au-delà des cercles

spécialisés, pour affronter les dénigreurs et les déclinologues.

Rfp : On le fait peut-être dans la clinique et dans la pratique, mais c’est

autre chose de le transmettre sur la scène sociale et culturelle. Il est vrai que

ce n’est pas facile.

J. K. : Ce n’est pas facile, en effet. Et il n’y a pas de recette. Il revient

à chacun – non pas de « s’autoriser de lui-même » (Lacan) – mais, à partir

d’une rigoureuse formation et d’échanges serrés dans nos sociétés formatrices,

de s’autoriser à aborder les crises sociales (identité, besoin de croire,

populisme, intégrisme) et les nouveaux acteurs sociaux (adolescents, différences

sexuelles, maternités) à partir de nos travaux. L’héritage freudien, les

recherches psychanalytiques et nos pratiques qui s’en sont inspirées nous

permettent désormais de plaider pour que l’oeuvre de Freud soit inscrite dans

la mémoire culturelle de l’humanité, tel est le projet du « Comité Freud », avec

l’Unesco1. Une passerelle vers la culture...

Rfp : Et vers ce que la psychanalyse peut être comme engagement, ce

qu’elle apporte d’absolument spécifique ?

J. K. : Le terme d’engagement renvoie à l’intellectuel engagé de Gramsci,

de Sartre et tant d’autres. Je dirais plutôt une co-présence, un voisinage du

cadre avec son environnement socio-historique, qui consiste d’abord dans

l’interprétation pertinente dans le cadre, puis sa transmission, comprise

comme une traduction-interprétation des mutations historiques, adressée au

corps social en mouvement.

TROIS MUTATIONS ANTHROPOLOGIQUES

Rfp : Vous dites « sur la tangente », et non pas dans la marge : il s’agit de

ne pas avoir une position de repli frileuse ?

J. K. : Oui, pas de résignation et de repli. Le social se défend ? Bien

sûr, forcément, mais avec des moyens nouveaux face auxquels aucune

1. Sur le Comité Freud, voir Rfp, 2016-3, p. 647-649.

« Une vie psychique est une vie dans le temps » 357

« résistance » ni « pureté » ne sont de mise... Jamais l’humanité n’a connu une

mutation anthropologique aussi radicale et aussi largement diffusée que celle

que l’on vit aujourd’hui. Parce que l’avancée des techniques est vertigineusement

rapide, parce que la communication n’a jamais été aussi globale, aussi

accessible à Boko Haram qu’au comité du prix Nobel, avec des diversités et

des hétérogénéités extraordinaires.

Dans cette mutation anthropologique inouïe, je repère au moins trois

thèmes. D’abord, le rapport au temps, à la fois hyper accéléré et suspendu.

Suspendu, au sens où il se suspend dans la mélancolie ou dans les états-limites,

mais aussi dans la toxicomanie et dans le djihadisme. C’est le temps du sacrifice,

dans cette exaltation narcissique maniaque qui explose littéralement les

traumatisants et les traumatisés. Mais c’est aussi un suspens de jouissance,

vécu dans l’avidité pulsionnelle des consommateurs que nous sommes tous.

Ou encore, un suspens qu’on peut penser de manière plus abstraite, mathématique,

avec les cosmologistes nous apprenant que le temps n’existe pas dans les

espaces interstellaires, multivers et autres matières noires… Jamais la temporalité

n’a été aussi paradoxale et disponible. Mais qui a accès à ses différentes

facettes, sinon le processus analytique où, par la dynamique du transfert, la

répétition et la finitude elles-mêmes s’inscrivent dans le re-commencement,

sans fin ? Nous y trouvons aussi bien des noeuds trans-générationnels que des

fantasmes réticulaires d’adaptation et des flashes d’idéalisations fulgurantes,

ou des hologrammes hallucinatoires sacrificiels. Tout cela n’est accessible en

termes d’expérience singulière qu’aux analystes – je veux dire : dans cette

rationalité étendue qu’est la rationalité analytique. Pas aux philosophes, pas

aux ethnologues, pas aux politiques.

Rfp : La temporalité est donc la première mutation.

J. K. : J’essaie de l’aborder dans mon dernier roman, L’Horloge enchantée

(Fayard, 2015), où c’est ce temps de l’infini en soi et sans soi qui est le

personnage principal. Il est très difficile, et à mon sens impossible, hors divan,

de capter dans des concepts ces temporalités subjectives complexes. La fiction

me semble être une manière de les aborder, de les sublimer.

Le deuxième grand sujet, c’est la redistribution de la différence sexuelle.

La bisexualité psychique est omniprésente, mais différemment articulée. J’ai

terminé mon livre sur Le Génie féminin (Arendt, Klein, Colette, Fayard, 1999,

2000, 2002) en affirmant qu’il n’y a pas que deux sexes, et que chacun invente

son sexe dans son intimité : c’est cela, sa créativité. La fin d’une analyse ouvre

la capacité de créer des liens, de jouer, disons-nous avec Winnicott. N’est-ce pas

parce que l’analysant devient capable – dans l’hypothèse optimale – de récréer

358 Françoise Coblence et Marcela Montes de Oca

en permanence sa psycho-sexualité, avec partenaire, sans partenaire, avec

Amour, ou à l’ombre de ce « vieux gros Amour », pour citer la grande Colette,

qui s’épanouissait en se liant aux plantes et aux bêtes, éclosion et rencontres.

Ou dans les métiers de soin. Comme la psychanalyse. Bien que le refoulement

revienne aussi au galop, malgré et avec le mariage pour tous et autres éloges

du « jouir sans entraves », la tendance à déniaiser, à désinhiber la sexualité,

en lui rendant sa créativité : cette tendance existe aussi, et la psychanalyse

participe de ce mouvement. Nous avons ouvert ce continent et, par-delà leur

langage parfois ultra-spécialisé, de nombreux colloques cernent les profondeurs

psychiques et transpsychiques que le sociologue, l’anthropologue et le

philosophe n’atteignent pas.

Et la troisième mutation était celle du religieux. Dans mon histoire, cette

résurgence du continent religieux était imprévisible : je me considère comme

l’une des rares athées qui reste sur cette terre. En tant que psychanalyste, je

constate l’importance de ce que j’appelle le besoin de croire, un besoin anthropologique

universel et pré-religieux, que j’aborde à partir de ce que Freud

appelle un investissement – Besetzung en allemand, cathexis en anglais. Le

besoin de croire et le désir de savoir, jamais l’un sans l’autre, sont les conditions

universelles pour que les humains soient capables de parler et de se lier.

La psychanalyse est la seule à lever le déni qui pèse sur ce besoin de croire.

Pour sonder la dimension sexuelle du besoin de croire, et l’interpréter dans le

lien transféro-contretransférentiel. Sans complaisance.

LE BESOIN DE CROIRE

Rfp : Nous voulions justement parler de l’importance que vous accordez

au besoin de croire. Vous estimez que l’on ne peut se contenter de dire

que Freud réduit la religion à une illusion et une source de névrose, et que

l’expérience analytique elle-même n’est pas étrangère à la « croyance » au

sens large du terme (Kristeva, 2007, p. 28). Vous dites aussi de ce « besoin de

croire pré-religieux » qu’il est largement reconnu par Freud dans l’histoire et

la nature de la psyché. Comment articuler ces différentes dimensions ?

J. K. : Je ne suis pas de ceux qui font le procès de Freud ; imprégné de la

tradition juive, mais athée, et conscient de la place anthropologique du religieux,

il est en même temps un enfant des Lumières. Il nous appartient de

développer cette complexité.

« Une vie psychique est une vie dans le temps » 359

Je fais mienne la position de Sartre selon lequel l’athéisme est une expérience

cruelle et de longue haleine. La cruauté, Freud se l’est autorisée d’une

certaine manière avec L’Homme Moïse et le monothéisme, en faisant de Moïse

un Égyptien. Cette déconstruction des origines, cet avènement du judaïsme, à

partir du monothéisme égyptien, peuvent se lire aussi comme une invitation

à inscrire la Torah dans l’histoire de l’humanité. Athée intransigeant, Freud

n’insiste pas moins sur le fait que « bien que détaché depuis longtemps de la

religion de [ses] ancêtres, [il] n’a jamais perdu le sentiment de solidarité avec

[son] peuple » ; ou encore cette déclaration sans ambiguïté dans son texte sur

« La résistance contre la psychanalyse » : « Peut-être n’est-ce pas non plus

un pur hasard si le premier représentant de la psychanalyse fut un Juif. Pour

profaner sa croyance en elle [notons le “besoin de croire” dans cette réflexion,

dirais-je, testamentaire], il fallait une passable dose de disponibilité permettant

d’assumer le destin de l’isolement dans l’opposition [c’est moi qui souligne],

destin qui est plus familier au Juif qu’à un autre. »

Dans l’esprit des Lumières – Goethe et Diderot –, il rejoint Nietzsche

lorsque le philosophe, célèbre pour avoir diagnostiqué que « Dieu est mort »,

proclame qu’il nous reste à poser « un grand point d’interrogation à l’endroit du

plus grand sérieux », c’est-à-dire Dieu, précisément, mais aussi toute identité,

valeur, système de sens. L’Avenir d’une illusion et L’Homme Moïse et le monothéisme

s’engagent dans cette opération « cruelle et de longue haleine », et

Freud, qu’on dit pessimiste, ne manque pas ici de cruauté… Mais cette avancée

nous invite à poursuivre ce travail de réévaluation des traditions avec lesquelles

la sécularisation a rompu le fil, sans craindre la proximité avec l’héritage culturel

religieux, ni la cohabitation patiente avec les différentes communautés religieuses,

leurs défenses, leurs délires et leurs promesses, mais aussi leur besoin

de consolation, de perlaboration et de symbolisation, de sublimation. Cette

transvaluation imprègne discrètement le processus analytique lui-même, mais

elle est aussi souvent appelée à la tangente, dont nous avons parlé. Certains

analystes y répondent, par exemple Fethi Benslama avec l’islam, Daniel Sibony

avec le judaïsme. J’ai questionné, pour ma part, la mystique catholique, à partir

des textes de Thérèse d’Avila (Thérèse mon amour, Fayard, 2008).

ADOLESCENCE ET DÉLIAISON

Rfp : L’une de nos questions était : comment arrêter la déliaison quand

le traitement religieux de la révolte, et que « la maladie d’idéalité » de

360 Françoise Coblence et Marcela Montes de Oca

l’adolescence conduisent au nihilisme, ce que vous dites dans votre texte de

janvier 2016 « Comment peut-on être djihadiste ? ». Comment arrêter cette

déliaison ?

J. K. : À la Maison de l’adolescent (Maison de Solenn), à l’hôpital

Cochin, une équipe d’ethnopsychiatrie mixte et multiculturelle accueille

des jeunes qui, en proie à la dépression et à la destructivité innommable,

impartageable, se mettent en danger, tentent le suicide, plongent dans l’anorexie.

D’autres sont en voie de radicalisation, réprimant, sous une apparence

« normale », les blessures de l’exclusion, prêts à partir faire le djihad.

Un accueil ouvert, sans diagnostic ni jugement. L’équipe est confrontée à

la nécessité de mieux connaître et interpréter la mémoire religieuse. Mon

séminaire sur le « Besoin de croire » (d’abord à l’Université de Paris-VII,

et depuis trois ans avec le Pr Marie-Rose Moro à la Maison de Solenn) a

débusqué la soumission du fidèle musulman à l’« orthodoxie de masse »

(Abdennour Bidar) qui, en ignorant la personne, en réduisant la femme à

une proie, répandent dans l’islam une culture de mort. L’intensité de se

« transcender » propre aux ados, et sa frustration, peuvent se pervertir,

dans certaines circonstances, en « mal radical ». Cette écoute nous permet

de mieux aider l’ado « malade d’idéalité » à « trouver la chair des mots »

et à « penser par soi-même » dans un espace interculturel, pour reprendre

confiance et investir le goût de la vie.

Rfp : Vous opposez le cadre et le travail « hors cadre », ou le cadre

et le mouvement social à l’extérieur. Mais le cadre est-il seulement celui

de la cure analytique dans un sens restreint ? Même le travail « hors

cadre » que vous décrivez est fait par un psychanalyste. C’est un travail de

psychanalyste.

J. K. : Je n’oppose pas, j’appose. Oui, parler « hors cadre » de ce que

nous découvrons dans le cadre pour faire revivre la théorie freudienne ou pour

l’innover, cela requiert une souplesse discursive qui tient compte de la capacité

du destinataire de nous entendre. Capacité de l’adolescent de sombrer en

déliaison ou bien d’investir d’autres idéaux. Capacité du corps social pétri

d’effroi, d’accueillir l’étranger ou au contraire de le rejeter. Cet accompagnement

conduit à créer des relations plus personnalisées, voire duelles, où sont

évoqués des rêves, des interprétations peuvent être reçues, et une psychothérapie

analytique devient possible.

Rfp : Et même sans une connaissance du Coran, on a une écoute qui n’est

pas la même que celle de l’école.

« Une vie psychique est une vie dans le temps » 361

J. K. : À la Maison de Solenn, le cadre c’est l’équipe d’ethnopsychiatrie

interculturelle. Et aussi, en ce qui me concerne, celui du Séminaire ouvert aux

personnels soignants, qui ont le désir et la curiosité de connaître les faits religieux,

d’approfondir les textes et les interprétations qu’ils suscitent, notamment

celles qui s’appuient sur la clinique psychanalytique.

MAL RADICAL ET LAÏCITÉ

Rfp : Mais comment vous situez-vous quand vous reprenez le thème kantien

du « mal radical » ? Le reprenez-vous comme un discours des Lumières et

dans le sens que lui conférait Kant ?

J. K. : Pour Kant, le libre arbitre lui-même comporte une part d’ombre :

il se « corrompt » en perdant le sens de la distinction morale entre le bien et

le mal. C’est le « mal radical » que Hannah Arendt diagnostique en analysant

le totalitarisme et la Shoah, lorsque certains humains en déclarent d’autres

superflus. Nous touchons ici non seulement aux « risques de la liberté », mais

à ce que j’appellerai la malignité de l’appareil psychique : la destructivité,

laissant libre cours à la pulsion de mort – états hallucinatoires, passages à

l’acte sauvage, décapitations et kamikazes –, est une dimension inhérente à la

psyché humaine. Plus ou moins sublimée, plus ou moins perlaborée, plus ou

moins cadrée dans une structure névrotique, et explosive dans les états-limites

et les « personnalités comme si ».

Cette dimension du mal radical est utilisée différemment selon les

contextes historiques et les traditions religieuses : pogroms, conflits ethniques,

colonialisme, guerres de religion… Tel terroriste aurait été dans un état d’amok

[un terme, repris d’une nouvelle de Stefan Zweig], une transe meurtrière, selon

le vocabulaire religieux des musulmans de Malaisie... Les religions se servent

de ces états de déliaison, dans le meilleur des cas, elles essaient de les ritualiser.

Aujourd’hui, la plupart des institutions religieuses s’en déclarent étrangères,

incapables de les affronter. Quant à l’État sécularisé, la laïcité demande

à être renforcée ; et les « centres de déradicalisation » semblent impuissants.

Au Collège des Bernardins, nous avons créé le Cercle Montesquieu, avec

la participation de philosophes, humanistes, théologiens, rabbins et imams

libéraux, psychanalystes et femmes, bien sûr, pour échanger et débattre de nos

expériences et convictions, au regard de l’actualité. J’y parle de ma vision des

ados, de la déliaison, et du travail que nous faisons à Cochin.

362 Françoise Coblence et Marcela Montes de Oca

Rfp : Votre travail est très articulé avec la problématique des états-limites

et des adolescents. C’est peut-être plus compliqué par rapport à un groupe.

On arrive à comprendre ce qui peut se passer pour des adolescents, mais pour

les autres ?

J. K. : Pour les femmes aussi. La sexualité féminine est un vaste continent

qui comprend des états-limites. Certaines se couvrent de burkinis et sont

prêtes à se livrer aux désirs des terroristes ou à procréer des bombes humaines.

L’hystérie, à cheval sur la psychose, reste un domaine à explorer, pas assez

abordé aujourd’hui, même à la SPP.

Rfp : Mais ce qu’on a appelé dans les médias « la terreur au féminin »,

certains discours sur les femmes sont absolument insupportables. On aurait

affaire à de vraies sorcières.

J. K. : Faute de tenir compte, dans la complexité de la psyché humaine,

de la coprésence de la pulsion de mort, de la destructivité, de la négativité,

on ne peut pas comprendre grand-chose à ce « féminisme » intégriste. Nos

recherches des dernières décennies sur l’hystérie et la psychose, sur les perversions

et les faux-selfs, entre autres, ne sont pas entrées dans le champ social,

qui les ignore ou les refuse. Dans un texte déjà ancien, j’ai proposé de penser

une structure adolescente, fragile, en réédition de l’OEdipe, en prise sur les

pulsions pubertaires (« Les secrets d’une analyste », 1986, repris in Kristeva,

1993, p. 294). À l’époque, je recevais des adolescents que Maud Mannoni

m’avait envoyés de son École expérimentale de Bonneuil. Helen Deutsch, qui

a vécu presque centenaire, avait déjà esquissé cette approche, en précisant

qu’avec l’âge et la pratique de l’analyse, elle se sentait elle-même adolescente,

au sens de l’assouplissement du surmoi, de la plasticité transférentielle. Mais,

quand la croyance en l’absolu, la quête d’un idéal, échoue, la structure adolescente

s’inverse en poussée destructive de soi-avec-l’autre : aucun lien à aucun

« objet » ne subsiste pour ces « sujets » qui n’en sont pas, seule triomphe la

pulsion de mort (voir André Green, La Déliaison, 1971-1992).

Rfp : Il faut travailler le passage du besoin de croire à ce que vous appelez

le désir de savoir. Mais pensez-vous que la laïcité, qu’une République laïque,

est incapable de résoudre ce type de problèmes ?

J. K. : Au contraire, la laïcité est mieux capable que d’autres approches

du religieux, à condition de se donner les moyens qui ont été élaborés par les

sciences de l’homme et de la société – et par la psychanalyse tout particulièrement

– depuis au moins deux siècles. Mais qui ne sont pas suffisamment pris

« Une vie psychique est une vie dans le temps » 363

en considération dans l’éducation, l’accompagnement des personnes et des

familles, les champs culturels et médiatiques, et encore moins dans le discours

politique qui pourrait promouvoir de nouveaux idéaux civiques attractifs.

Faisons une priorité de la formation, assortie d’une valorisation conséquente,

d’un « corps enseignant et formateur » ; ce dispositif serait voué à

l’accompagnement personnalisé du mal-être psycho-sexuel, du besoin de croire

et du désir de savoir des adolescents. Les éducateurs, enseignants, professeurs,

auxiliaires de vie, psychologues, mais aussi managers des ressources

humaines, entrepreneurs… pourraient créer une véritable passerelle au-dessus

de l’abîme qui se creuse et de l’état de guerre qui menace. C’est cela, la priorité

mondiale de notre globalisation hyperconnectée. La seule qui pourrait

protéger – à travers la diversité culturelle partageable – l’humanité elle-même.

Rfp : On passe alors au désir de savoir dans un second temps, après un

travail préalable.

L’ABJECT ET L’ABJECTION

J. K. : Pour revenir au plan psychique, le désir de savoir accompagne

chez l’adolescent le besoin de croire, mais il faut entendre ce désir adolescent

d’abord comme un désir d’investir la scène primitive des parents. Ce « savoir »

est à entendre au sens biblique du terme, comme curiosité et accomplissement

sexuels, et il se manifeste tout particulièrement dans l’affirmation de

l’homoérotisme d’une part, dans la découverte de la génitalité de l’autre. Ici

aussi, les religions tissent leurs toiles et exercent leurs emprises. Tandis que

les nouvelles métamorphoses de la parentalité dans les sociétés modernes

exposent les adolescents à une solitude psychique sévère, malgré ou plutôt

à cause de la banalisation des informations hyperconnectées à ces sujets. J’y

reviens dans mon intervention « Métamorphoses de la parentalité » (Kristeva,

2013). Mais, dans ma pratique, la déliaison résonne aussi avec l’histoire de

l’abjection.

Rfp : Oui, votre livre de 1980, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection,

l’exposition du Louvre, Visions capitales, que nous avions personnellement

beaucoup aimée, réfléchissent sur l’horreur, l’épouvante et le sacré. En introduction,

vous écrivez que « l’image est peut-être le seul lien qui nous reste

avec le sacré : avec l’épouvante que provoquent la mort et le sacrifice, avec la

sérénité qui découle du pacte d’identification entre sacrifié et sacrificateurs, et

364 Françoise Coblence et Marcela Montes de Oca

avec la joie de la représentation indissociable du sacrifice, sa seule traversée

possible » (Kristeva, 1998, p. 11). Vous nommez « abjection », ou abject, ce qui

n’est ni sujet, ni objet, mais qui, sans cesse, revient, révulse, repousse, fascine.

« C’est là, tout près mais inassimilable ». Différente de l’inquiétante étrangeté,

« l’abjection se construit de ne pas reconnaître ses proches » (Kristeva, 1980,

p. 9 et 13). Cette expérience évoque celle que décrit Emmanuel Levinas dans

le combat contre le « il y a » de l’insomnie. Il y aurait une nécessité à s’arracher

de la terreur et de l’horreur de son indétermination, au remue-ménage

de l’être (Levinas, 1986 ; 1990). L’abject nous confronte à une horreur polysémique,

dont nous tentons de nous extirper mais qui interroge, met en crise

l’identité et dont vous montrerez les liens avec le sacré et la sublimation. Rien

à voir, alors, avec l’horreur du Bataclan ?

J. K. : La déliaison des structures adolescentes est souvent précédée par

une relation très conflictuelle avec le maternel primaire : soumission, avalement

par l’emprise maternelle, réduction du sujet à un état hallucinatoire

n’aspirant qu’à des satisfactions avides, au bord de la psychose et du délire.

Un maternel d’emprise et de soumission, à la fois rejeté, à fuir, et recherché,

à retrouver dans la toute-puissance d’une tyrannie divine, irrévocable, inquestionnable.

Ce que certains appellent « l’orthodoxie de masse » de l’islam intégriste

trouve ici son étayage archaïque.

J’écoutais une mère éplorée qui se plaignait : j’étais tellement proche de

ma fille, elle me disait tout, on était 24 heures sur 24 au téléphone et, tout à

coup, elle a disparu. Elle est partie faire mille enfants aux djihadistes – n’estce

pas un exemple flagrant de l’abjection ? La jeune fille est envahie, elle ne

peut pas supporter cette indistinction sujet-objet, cet « abject » qu’elle est,

et la mère aussi, cannibalisées toutes les deux, sans le savoir. Elle croit « se

sauver » en se livrant à des mâles maltraitants, qui la réduisent à une maternité

impérative, absolue, en définitive victimaire. Tout aussi désubjectivée qu’elle

était avant : abjecte.

L’abjection du Bataclan renvoie à un autre passage à l’acte auquel peut

conduire la déliaison, qui lâche, en roue libre, la pulsion de mort dans le

gangstéro-intégrisme de nos quartiers. Cette délinquance prête à se radicaliser,

le plus souvent en prison, fait apparaître que le traitement religieux de

la révolte se trouve lui-même déconsidéré. Il ne suffit pas à assurer l’aspiration

paradisiaque de ce croyant paradoxal, de ce croyant nihiliste, parce

que pathétiquement idéaliste qu’est l’adolescent, désintégré, désocialisé (ou

apparemment socialisé, mais sujet à des crises affectives inabordables, car

soustraites au pourquoi du langage et de la pensée). Le sens de la distinction

entre le bien et le mal, le sens moral des valeurs dont nous parlions plus

« Une vie psychique est une vie dans le temps » 365

haut, est aboli ; la possibilité d’accéder au sens de soi-même, et à l’existence

d’autrui, est annihilée. L’avidité de satisfaction absolue se résout alors en

destruction de tout ce qui n’est pas cette satisfaction, annihilant la frontière

entre moi et l’autre, le dedans et le dehors : je/te tue ; il/me tue, meurtres et

suicides confondus.

Rfp : Votre travail sur l’abjection donne un fil passionnant pour comprendre

l’actualité et la radicalisation de certains adolescents.

J. K. : Ce texte sur l’abjection m’est venu au cours de mon analyse et

de mon écriture de chercheur. J’étais en train de préparer un livre sur Céline

(Pouvoirs de l’horreur, op. cit.) et j’avais du mal à saisir l’abîme qui se creusait

entre ma révolte contre sa violence antisémite et l’émotion que suscitaient en

moi cet « opéra du déluge », que sont ses romans, de Voyage au bout de la nuit

à D’un château l’autre. États-limites, idiotie et bordel. Carnages des guerres et

danseuses sublimes, emportés dans cette phrase d’une précision aussi classique

que populaire, musicale ou argotique, qui se prolonge dans les trois points de

suspension, où affluent les sensations, les affects, les pulsions, horribles et

sublimes. À l’époque, on n’avait pas encore publié d’études sur la compromission

de grands écrivains tel Blanchot avec l’antisémitisme. Compulsant les

journaux d’avant-guerre, je suis tombée précisément sur des textes antisémites

de Blanchot, et je me demandais que faire de tout cela, comment nommer ce

pouvoir de l’horreur. Je me souviens que ma mère était de passage en France.

Elle s’occupait de David qui faisait des rages de dents et ne dormait pas la

nuit, moi non plus d’ailleurs. Je suis sur le divan d’Ilse Barande : « Je ne

sais pas comment m’en sortir, avec tout ça, le bébé, ma mère, et ce Céline,

avec son Voyage au bout de la nuit, tu parles, que des massacres, une horreur,

une abjection. » Mon analyste me dit : « C’est le mot. » Je sors de ma séance

allégée, avec le sentiment d’une délivrance, plus encore que la certitude de

« tenir mon sujet ». La confusion mère/enfant, attraction/répulsion, incertitude

de la subjectivation et de l’objectivation. Sublimer, ou perlaborer ? Les deux,

forcément. Mary Douglas, l’ethnologue, avait étudié la souillure et les rites de

purification dans les sociétés dites primitives. J’ai pris donc le mot abjection,

et j’ai essayé d’élucider avec lui les tabous alimentaires lévitiques, les péchés

chrétiens… Et jusqu’à Céline.

Rfp : Mais – ce qui est très beau – le mot est donc issu de l’expérience

analytique, un peu à la manière de ce que De M’Uzan appelle la chimère.

Ne pourrait-on pas dire aussi que l’abject, mot créé-trouvé dans l’expérience

analytique par les deux protagonistes, dont le français n’est d’ailleurs pas

la langue maternelle, aurait un statut intermédiaire, comme les phénomènes

366 Françoise Coblence et Marcela Montes de Oca

transitionnels de Winnicott, mais sur un versant plus angoissant du maternel

primaire ? En outre, vous retrouvez tous les domaines, le religieux,

l’anthropologique…

J. K. : Oui, et dans un investissement très singulier. Je soutiens que l’analyse

s’apprend dans le vécu du transfert-contretransfert, certes, si et seulement

s’il nous ouvre à un style de vie et de pensée de plus en plus personnel, accordé

au sensible. Qui allait me conduire à l’écriture de romans.

Rfp : Et, en même temps, c’est vraiment le lien avec votre expérience

personnelle de femme, de mère, de fille…

J. K. : Absolument à l’écoute de l’histoire, des cultures…

Mais cela suppose aussi que mon analyste, qui était juive allemande

comme vous le savez, a entendu le mot. J’évoque cette séance dans Je me

voyage. Tout cela pour vous dire que Ilse Barande est trop mal connue par

la SPP. Ses écrits sur l’avidité primaire, la perversion, la « mère-version »

et encore Le Maternel singulier sont complètement oubliés. Moi-même au

colloque sur « le maternel » (Kristeva, 2011), j’avais prévu de la citer. Je la

voyais au premier rang et, pressée par l’horaire, je n’ai pas prononcé son nom.

Je l’ai retrouvée dans le couloir et je me suis excusée. C’était trop tard. Je me

sentais complice de ce qui me semblait être un oubli, sinon une censure de la

part de notre Société. Ilse Barande est décédée peu de temps après [en juin

2012], je ne l’ai pas revue.

Rfp : On pourrait peut-être réparer un peu cet oubli et publier un texte

d’elle2. Vous avez raison, elle est trop oubliée. C’est aussi notre travail de faire

entendre une grande voix comme la sienne…

Julia Kristeva

76 rue d’Assas

75006 Paris

julia.kristeva@univ-paris-diderot.fr

Françoise Coblence

236 rue de Tolbiac

75013 Paris

francoise.coblence@wanadoo.fr

Marcela Montes de Oca

18 bis bd de la Bastille

75012 Paris

mmdeoca@orange.fr

2. Voir infra, Ilse Barande, Le contretransfert est informé par la vocalisation (1976).

« Une vie psychique est une vie dans le temps » 367

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Green A. (1971), La Déliaison, Paris, Les Belles Lettres, 1992.

Kristeva J., La Révolution du langage poétique. L’avant-garde à la fin du XIXe siècle :

Lautréamont et Mallarmé, Paris, Le Seuil, 1974.

Kristeva J., Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Le Seuil, 1980.

Kristeva J., Les Nouvelles Maladies de l’âme, Paris, Fayard, 1993.

Kristeva J., Visions capitales, Paris, Réunion des musées nationaux, 1998 ; Visions capitales.

Arts et rituels de la décapitation, La Martinière, 2013.

Kristeva J., Cet incroyable besoin de croire, Paris, Bayard, 2007.

Kristeva J., La reliance ou de l’érotisme maternel, Revue française de psychanalyse,

t. LXXV, n° 5, 2011, p. 1559-1570.

Kristeva J., Métamorphoses de la parentalité, Revue française de psychanalyse, no 5, Le

Paternel, 73e CPLF, 2013, p. 1650-1657.

Kristeva J., Thérèse mon amour, Paris, Fayard, 2008.

Kristeva J., Je me voyage. Mémoires. Entretiens avec Samuel Dock, Paris, Fayard, 2016.

Levinas E., Éthique et Infini, Paris, Le Livre de poche, 1986.

Levinas E., De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1990.

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