Max Stirner, critique de la religion et des Lumières
En publiant L’Unique et sa propriété (Der Einzige und sein Eigentum), à Leipzig, en 1844, Max Stirner lançait une des plus violentes attaques jamais tentées contre tous les dogmes, religieux aussi bien que laïcs. À ceux-ci qui lui paraissaient être des instruments d’oppression, il opposait l’individu en chair et en os, conscient de son égoïsme le plus absolu et bien décidé à s’affirmer et à ne pas se laisser manipuler par les leurres que la société ou les Églises lui proposaient pour le faire servir à une cause quelconque, étrangère à lui-même. Tout idéal, toute foi deviennent sous la plume de Stirner des fantômes créés par l’esprit humain et utilisés par les divers pouvoirs pour mieux contrôler les peuples asservis. Chaque homme est censé les réaliser en lui et tout faire pour atteindre à la perfection. L’individu cesse dès lors d’exister dans son unicité et devient un serviteur de l’idéal ou de la foi. Stirner s’applique dans son livre à démonter le mécanisme de cet asservissement et à dresser, face à l’oppression existante, la figure révoltée de l’Unique.
Au début de L’Unique et sa propriété, Stirner reprend à son compte la triade hégélienne exprimée dans La Phénoménologie de l'Esprit. Hegel y montrait comment la conscience s'occupait de l'objet alors que la conscience de soi n'avait de rapport qu'avec l'idée. La raison venait heureusement résoudre ce conflit en donnant à la conscience la certitude d'être toute la réalité. Stirner va, quant à lui, appliquer cette démarche à l'individu. Il va montrer comment l'enfant est attaché aux choses, incarnant ainsi le réalisme, puis comment l'adolescent s'éprend des idées, incarnant maintenant le réalisme, pour céder la place à l'homme mûr qui réalise enfin l'égoïsme. Cette triade qu'Henri Arvon considère comme la clé de voûte de la pensée stirnérienne, précise bien que l'idéalisme correspond à un stade immature de l'évolution et exprime finalement "moins le joug pesant de l'idée que la volonté ferme de le secouer"[1].
Cette triade se retrouve d'ailleurs chez Stirner dans les autres schémas qu'il propose. Le schéma historique d'abord, qui oppose les Anciens et les Modernes, le monde antique et le monde chrétien; le schéma géographique qui traite de l'Afrique et de l'Asie, à travers les Nègres et les Mongols. Cette configuration et ce vocabulaire sont empruntés aussi à Hegel qui l'utilisait pour exposer la marche de l'esprit absolu, unique but de l'esprit universel. Stirner reprend, amplifie et détourne la réflexion hégélienne d'une manière toute personnelle et fort contestable d'un point de vue historique, encore qu'on ne puisse guère le lui reprocher puisqu'il avait lui-même averti qu'il ne prétendait "ni à la profondeur ni même à une authentique solidité"(134)[2]. Plus qu'une leçon d'histoire, Stirner donne là une illustration destinée à éclaircir son propos.
Dans ce développement, les Modernes, puis les Mongols sont ceux chez qui l'Esprit l'a emporté. Stirner n'a pas de mal à démontrer que la personne rebute le chrétien parce qu'elle est égoïste. Seuls l'intéressent l'Esprit, la liberté spirituelle et le monde qui se cache derrière les choses, c'est-à-dire le monde spirituel. En aucun cas, il n'est satisfait de ce qu'il est ni de ce qu'il voit et n'aspire qu'à l'idéal. Le Mongol ou le Chinois, explique Stirner, n'a pas agi différemment. Il a construit le Ciel de la morale et s'est prosterné devant les dieux qu'il a créés. Quant aux Caucasiens, c'est-à-dire l'ensemble des peuples européens — que Stirner, influencé par les études indo-européennes de Bopp, désigne ainsi —, ils ont bien tenté de prendre d'assaut ce ciel, mais seulement pour en refaire un meilleur. "Réformes et améliorations sont le mongolique du Caucasien". Le cas de Feuerbach est significatif pour Stirner. Malgré son opposition au christianisme, à Hegel et à la philosophie absolue, ses efforts émancipateurs sont restés empêtrés de théologie:
"Avec l'énergie du désespoir, Feuerbach porte la main sur le contenu global du christianisme, non pas pour le rejeter, mais pour le faire sien, pour tirer de son ciel, en un ultime effort, ce christianisme longtemps désiré et toujours inaccessible, et le conserver éternellement en sa possession. N'est-ce pas là une dernière tentative désespérée, une tentative du tout pour le tout, où s'exprime en même temps la nostalgie chrétienne, cette aspiration à l'au-delà?" (106).
Feuerbach a simplement remplacé Dieu par l'Homme et il a conservé l'esprit. Où que l'on se tourne, règne ce dernier et l'individu est aliéné.
Pour Stirner, l'esprit n'a en effet de rapport qu'avec l'esprit. Il existe un fossé infranchissable entre l'homme de chair et d'os et lui. Le corps existe certes, mais pour être la demeure terrestre de l'esprit et rien d'autre. L'esprit est le créateur d'un monde spirituel et il n'existe que quand il crée du spirituel:
"Il est dans la nature même de l'esprit qui doit exister en tant qu'esprit pur, d'être transcendant; en effet, comme Je ne suis pas cet esprit, il ne peut M'être qu'extérieur et aucun homme ne se résumant complètement dans le concept d'"esprit", l'esprit pur, en soi, ne peut qu'être en dehors de l'homme, au-delà du monde humain, non terrestre mais céleste" (105).
L'esprit reste étranger à l'individu par sa nature même, qu'il soit esprit divin ou humain. Il ne peut que donner naissance à un monde sacré qui demeure intouchable et sans rapport avec la vie, parce qu'il est toujours supérieur à celui qui en est possédé. Ce dernier cherche un monde supra-sensible derrière le monde sensible et le trouve puisqu'il le crée de toute pièce. Un au-delà subsiste ainsi à l'intérieur de l'homme qui est la transposition insidieuse de l'au-delà théologique. Les sens ne saisissent rien de ce monde, mais l'esprit y vit. Stirner définit également cet univers sous le nom de sacré:
"Le sacré n'existe pas non plus pour Tes sens, Tu ne découvres jamais sa trace en tant qu'être sensible, il n'existe que pour Ta foi ou, plus précisément, Ton esprit: car il est lui-même spirituel, un esprit, esprit pour l'esprit" (109).
Même s'il prend forme humaine, ce monde n'en perd pas pour autant son caractère sacré. Le discours des Jeunes Hégéliens est sur ce point révélateur. Ils sont passés d'un sacré supra-terrestre à un sacré terrestre, du culte de Dieu à celui de l'Homme.
Le produit de cette évolution — Stirner le dénonce à maintes reprises — est l'instauration du sacré dans la société sous la forme de la hiérarchie, et au cœur de l'individu sous la forme de la morale. Des valeurs sont ainsi instituées qui définissent ce qui est inférieur et ce qui est supérieur, ce que chacun peut faire ou ne pas faire, et qui conduisent au respect face à telle ou telle pensée ou au scandale face à telle autre. Au lieu d'élever l'individu, l'esprit le pousse à être soumis:
"Devant le sacré, on perd tout sentiment de force et tout courage, on a avec lui des rapports d'impuissance et d'humilité. Pourtant, rien n'est sacré en soi, mais seulement parce que Je l'ai déclaré sacré par Ma sentence, Mon jugement, Ma génuflexion, bref Ma conscience" (138).
Stirner établit ainsi une généalogie de la morale dans laquelle il montre comment, du Moyen Age à Luther et Descartes, les philosophes se sont appliqués à donner au christianisme son maximum d'efficacité. La philosophie a certes mis à mal le monde divin, religieux et politique, mais elle a aussi consacré les concepts qui régissaient ces univers. "On hésita peu à se révolter contre l'État et à renverser les lois existantes; mais qui eût osé pêcher contre l'idée d'État, refuser de se soumettre au concept de loi?" (150-151). Et Stirner de dresser une liste des idées sacrées que les pouvoirs présentent à l'homme comme étant sa "mission": Travail, Famille, Patrie, Science, le Roi, la Reine et son petit mitron, toutes causes qui trouvent à toutes les époques parmi les foules aliénées tant de serviteurs fidèles.
Pour Stirner, le monde du sacré est un monde de fantômes. Il peut avoir une apparence humaine, mais cela ne lui enlève pas son caractère supra-terrestre. Toutes ces valeurs auxquelles on soumet l'individu pour mieux l'asservir à l'autorité et au pouvoir de quelques-uns, n'ont d'existence que par la foi. Si les hommes cessent de leur donner un quelconque crédit, ils s'en libèrent du même coup. Stirner retrouve ici La Boétie quand il écrivait à propos de ce maître que les hommes font si grand: "Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ou le branliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez comme un grand Colosse, à qui on a dérobé la base, de son poids même fondre en bas, et se rompre"[3]. En prenant en compte son intérêt personnel, l'individu se défait de sa soumission, car l'égoïste est l'ennemi du sacré sous toutes ses formes et s'oppose à ses lois: à la durée, il préfère l'instant présent, à la rigidité la dissolution, à l'autorité la création et à la domination des idées leur propriété pour une jouissance sans entraves. L'Unique déclare en effet:
"De même que Je Me découvre derrière les choses en tant qu'esprit, Je dois Me découvrir plus tard derrière les pensées en tant que leur créateur et propriétaire. Au temps des esprits, les pensées se détachaient de ma tête, qui les avait enfantées, pour s'épanouir au-dessus d'elle, M'entourant comme les créations d'un délire et M'ébranlant de leur épouvantable puissance. Elles avaient pris elles-mêmes corps, étaient devenues des esprits comme Dieu, l'Empereur, le Pape, la Patrie, etc... Mais si Je détruis leur corporéité, Je la réintègre dans la Mienne et Je dis: Moi seul existe en chair et en os. Alors, Je prends le monde pour ce qu'il est pour Moi, comme Mien, comme Ma propriété: Je rapporte tout à Moi" (89-90).
L'égoïsme est bien le facteur de dissolution des idées fixes, du sacré et des fantômes. En rapportant tout à lui, Stirner effectue avant Nietzsche un véritable renversement des valeurs. Ce n'est plus en fonction des idéaux qu'il faut penser le monde et agir, mais uniquement en fonction de l'individu, dans tout ce qu'il a de singulier. Cependant, avant de décrire le monde nouveau de l'Unique, Stirner analyse et dénonce les diverses forces qui l'oppriment.
Parmi ces forces, l'Église et l'État occupent les places principales à la fois par leur ancienneté et par leur puissance. Mais il existe aussi des formes plus modernes comme le libéralisme, l'humanisme ou le communisme qui apparaissent comme des solutions efficaces aux plus radicaux des philosophes, mais non pas à Stirner. Avec une prescience remarquable, il en démonte les mécanismes et en révèle les dangers. Enfin, peut-être est-ce là l'apport le plus original de Stirner à cette dénonciation du totalitarisme aux multiples visages, il s'en prend aux petits tyrans de la vie quotidienne, à ceux qui oppriment l'individu au nom de la morale et du conformisme le plus étroit, montrant ainsi quel mal engendre le sacré.
Stirner a conscience que les diverses Églises ont été amoindries après la vigoureuse offensive des Philosophes au XVIIIe siècle. Dans un article sur "les Hommes libres" – le groupe intellectuel qu’il fréquentait à Berlin –, publié en 1842 dans la Leipziger Allgemeine Zeitung, il avait reproché à ses amis de vouloir quitter l'Église avec trop d'éclat. Pour lui, elle n'avait plus la puissance qu'elle avait eue au Moyen Âge et il était donc inutile d'agir de façon aussi spectaculaire. Il rappelait l'exemple du romancier Jean Paul qui se moquait des rites de l'Eglise et n'en était pas moins estimé de ses contemporains. Pourtant, si chacun pouvait vivre désormais sans crainte hors de l'Eglise, celle-ci n'en exerçait pas moins une pression morale importante et influait sur les jugements et les actions de chacun, et même sur la philosophie.
Stirner divise en effet le règne de l'Esprit en catholicisme, protestantisme et hégélianisme, selon une pratique assez courante à cette époque. Arnold Ruge, dans Protestantisme et romantisme (1839), avait par exemple opposé la liberté protestante à l'oppression catholique, comparant le règne de Frédéric le Grand à la Restauration. En 1842, dans un passage cité et commenté par Stirner, Bruno Bauer avait fait l'éloge du protestantisme pour avoir délivré l'État, les sciences et les arts de toute ingérence religieuse. Karl Marx, quant à lui, avait soutenu en 1844 dans un article des Deutsch-franzosische Jahrbücher (Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel) que Luther avait au contraire renforcé le cléricalisme et augmenté la servitude religieuse. Tous ces jugements, même avec leurs contradictions, trouvaient leur source chez Hegel qui avait affirmé que la liberté était née du protestantisme.
Stirner prend le contre-pied de cette opinion. Vivant dans un pays protestant, il a probablement une vision idéalisée du catholicisme quand il le présente sous un jour bien plus séduisant que le protestantisme. Le catholique lui paraît conserver certains traits laïcs et temporels: il ne refuse pas de goûter aux plaisirs de ce monde notamment. Il existe en tout deux univers distincts — le religieux et le profane — qui ne se recouvrent pas. La bénédiction du prêtre est toujours nécessaire pour sanctifier ou consacrer le temporel. Même les jésuites apparaissent sous la plume de Stirner comme soumis au monde d'ici-bas. Leur morale n'est "pas autre chose qu'un perfectionnement du trafic des indulgences", écrit-il. Ce trafic avait autorisé en effet "tous les péchés et manquements et fait taire tout scrupule de conscience. La sensualité la plus franche pouvait se donner libre cours, pourvu qu'elle fût rachetée par l'Église" (153). De la sorte, catholiques et jésuites ont épargné la dégradation et la mort de la sensualité et ont servi la cause de l'égoïsme.
Fort habilement comme on le voit, Stirner réécrit l'histoire religieuse et détourne les idées communément admises pour mieux attaquer le protestantisme. Sans tenir compte des Évangiles et ignorant que Jésus était un docteur de la Loi occupant une place éminente dans la hiérarchie religieuse de son temps, il fait de celui-ci le type même du révolté et l'oppose au révolutionnaire et au démagogue libéral que les Juifs auraient souhaité selon lui. Jésus ne cherchait pas à renverser l'État. Il voulait, sans se soucier des autorités existantes, aller son propre chemin. Jésus est avant la lettre un Unique qui exerce son pouvoir sur le monde, sans pitié ni compassion pour ceux qui sont en travers de sa route:
"Bien que ni factieux, ni démagogue, ni révolutionnaire, il n'en était que plus — et tous les premiers chrétiens comme lui — un révolté, qui s'élevait au-dessus de tout ce qui paraissait élevé au gouvernement et à ses contradicteurs et se détachait de tout ce à quoi ils restaient liés, tout en détournant les sources vitales de tout le monde païen, avec lesquelles l'État établi devait nécessairement périr. C'est précisément parce qu'il refusait de renverser l'ordre établi qu'il en était l'ennemi mortel et le réel destructeur, et en effet il l'emmura en procédant tranquillement et sans aucun égard à l'édification de son temple, et sans prendre en considération les douleurs de l'emmuré" (352-53).
Le protestantisme est à l'opposé de cette conception pour Stirner. Il apparaît d'autant plus négativement que le catholicisme a été peint idéalement. Chez lui, il n'y a plus aucune différence entre le religieux et le temporel. Le premier a envahi le second et instauré le règne de la conscience, dont la tyrannie s'exerce désormais quotidiennement sur chacun. Tout protestant est un prêtre qui se surveille constamment, puisque tous les rapports temporels "sont sacrés en eux-mêmes et par leur simple existence". Stirner s'oppose ici à la vision habituelle qui rend grâce au protestantisme d'avoir remis en honneur le temporel. Ce dernier, affirme-t-il, est encore plus indifférent au protestant qu'au catholique, car seul l'esprit a de l'importance pour le premier.
Le protestantisme a en effet introduit le spirituel en toutes choses. Stirner affirme que "la traduction positive exacte du mot religion serait – "liberté de l'esprit"!", mais il découvre également une étymologie qui rapproche ce même mot de l'idée de lien. En introduisant la conscience dans la vie quotidienne, le protestantisme a mis chaque individu sous surveillance. Il a fait de chacun son propre policier en même temps que celui de tous les autres. Si la religion protestante est liberté comme d'aucuns l'affirment, ce n'est que par rapport à l'esprit et non pas par rapport à l'individu de chair et d'os. Seule la liberté spirituelle lui importe et, en ce sens, le protestantisme se trouve remarquablement incarné dans la pensée libérale moderne, celle d'un Feuerbach par exemple. Il est l'inspirateur du libéralisme pour tout ce qui concerne la liberté politique:
"La liberté politique, ce principe fondamental du libéralisme, n'est qu'une seconde phase du protestantisme, allant tout à fait de pair avec la "liberté religieuse" [...]. On ne peut jouir de cette liberté religieuse qu'à condition d'avoir une religion, elle ne signifie pas absence de religion, mais intimité de la religion, immédiateté du commerce avec Dieu. Pour qui est "religieusement libre", la religion est affaire de cœur, chose grave et sacrée, cause personnelle, comme pour celui qui est "politiquement libre" l'Etat est affaire sérieuse, son affaire, sa cause essentielle et personnelle" (167).
La question religieuse n'intéresse Stirner que dans la mesure où elle a partie liée avec la question politique. Toutes deux dépendent de ce même principe du sacré qui aboutit à la sujétion de l'individu. Dieu, quelque forme qu'il prenne — en une ou trois personnes, celui de Luther ou de Robespierre, l'"Homme" de Feuerbach — est toujours le Dieu d'une société ou d'une communauté. Toute religion est par ailleurs un culte de la société pour Stirner. Dieu n'existe qu'afin de permettre à celle-ci de dominer l'individu et de l'assujettir à la cause à laquelle elle le destine.
La religion a pris une forme morale pour ses amis philosophes, mais elle n'en subsiste pas moins. Stirner n'hésite pas à soutenir que la liberté a toujours été la doctrine du christianisme. En voulant les opposer l'une à l'autre, les hommes des Lumières ont mené un vain combat. Les plus conséquents ont été athées vis-à-vis de l'Église, mais non pas vis-à-vis de l'État. La religion ne peut mourir tant qu'il existe des êtres qui croient en un idéal supérieur à eux-mêmes:
"Le christianisme n'est pas anéanti, mais les croyants ont eu raison d'avoir confiance et de penser que chacun des combats livrés jusqu'ici contre lui ne pouvait qu'être utile à sa purification et à son affermissement. En effet, il n'a été en réalité que transfiguré et le "christianisme découvert" est le christianisme... humain" (349).
Ce dernier est moins présent dans les temples désormais que dans les assemblées gouvernementales. L'égoïste a moins à craindre l'Église et ses croyants aujourd'hui que l'État et ses séides. En cette première moitié du XIXe siècle, c'est bien celui-ci qui est la principale figure moderne de l'oppression.
Stirner établit d'ailleurs avec force le lien qui unit l'Église et l'État. Pour lui, tous les États, quelles que soient leurs formes ou leurs actions, obéissent à un principe religieux et n'ont qu'un but: christianiser les peuples qu'ils asservissent. La morale sociale a remplacé la piété, mais la lutte contre l'individu et l'égoïste est tout aussi acharnée dans l'un comme dans l'autre cas.
Stirner va rapprocher plus particulièrement l'État du protestantisme. En instituant la domination de la conscience en chacun, ce dernier a créé les conditions nécessaires à l'obtention du citoyen exemplaire. La Révolution française a ainsi réalisé l'aboutissement de cette transformation. L'auteur de L'Unique et sa propriété va en fait désigner cette forme moderne de l'aliénation religieuse sous le nom de libéralisme. L'allusion à la pensée des "Hommes libres" est ici évidente, puisque les trois formes que prend selon lui ce libéralisme, figurent dans un chapitre qui porte ce nom. Stirner distingue en effet le libéralisme politique du libéralisme social et du libéralisme humain, pour mieux montrer la manière dont les choses ont évolué sur cette question depuis 1789.
La première partie consacrée au libéralisme politique consiste en une attaque sévère contre la pensée des Lumières et l'idéal révolutionnaire. Stirner ne trouve pas de différence essentielle entre la pensée rationnelle des Philosophes et celle des défenseurs de la religion, puisque toutes les deux assurent "la domination absolue du sacré" (119). Annabel Herzog a noté que les références implicites à Jean-Jacques Rousseau sont nombreuses dans L'Unique. Par exemple quand Stirner écrit: "Dès l'instant où il voit la lumière du jour, l'homme cherche à se trouver lui-même et à se récupérer" (85) ou "Nous sommes des hommes nés libres et cependant, où que nous portions nos regards, Nous voyons que l'on fait de Nous les serviteurs d'égoïstes!" (175), phrases qui évoquent tour à tour Emile et Du Contrat social. Stirner trouve en effet dans les écrits du XVIIIe siècle et dans ce dernier livre tout particulièrement, une tentative pour fonder la société sur des bases légitimes, générales et impersonnelles qui n'ont servi depuis, selon lui, qu'à opprimer l'individu de chair et d'os:
"Plus de distinctions, plus de personnes privilégiées, de différences d'état! L'égalité pour tous! Que l'on ne poursuive plus aucun intérêt personnel, mais l'intérêt général. L'État doit être une communauté d'hommes libres et égaux où chacun, se consacrant au bien de l'ensemble, doit se fondre, en faisant son but et son idéal. L'État! l'État! ce fut un cri général et l'on ne chercha désormais plus que la bonne, la "meilleure constitution", la meilleure forme d'État" (161).
Les Philosophes du XVIIIe siècle avaient certes vu les dangers de tout gouvernement pour l'individu. Tous leurs efforts avaient été de chercher un moyen d'y remédier. Pour les uns, il fallait trouver un fondement à la morale sociale, pour les autres donner satisfaction à l'intérêt bien compris. Rousseau, tout particulièrement, avait montré que tout gouvernement glissait irrémédiablement vers la corruption. Il s'était interrogé sur les raisons qui pouvaient conduire un individu à sacrifier son intérêt personnel à la volonté générale et n'avait pas trouvé de réponse satisfaisante. Dans Du Contrat social, il avait évoqué le cas du citoyen qui répondait "Que m'importe!" aux autorités qui tentaient de l'intéresser à l'idéal commun, mais pour conclure que l'État était alors perdu[4]. C'est aussi l'avis de Stirner, mais il s'en réjouit. Il n'a que faire des subtilités sur la volonté générale et la volonté particulière ou sur l'identité de chacun avec le Souverain ou État, suivant le cas où il est actif ou passif. Pour lui, les choses sont fort simples et Ernst Jünger n'a pas tort quand il affirme que les axiomes du système politique de Stirner peuvent se réduire à deux: "1. Ce n'est pas Mon affaire. 2. Rien n'a plus d'importance que Moi"[5] .
La quête des Philosophes du XVIIIe siècle n'a abouti en définitive qu'à l'installation d'un souverain impersonnel:
"Que veut la bourgeoisie en se révoltant contre tout ordre personnel, c'est-à-dire non fondé sur "la cause", la "raison", etc ? Elle combat justement pour le seul intérêt de la "cause" et contre toute domination de "personnes"! La cause de l'esprit étant le raisonnable, le bon, le légal, etc... — la "bonne cause" — la bourgeoisie veut un souverain impersonnel " (169).
Stirner montre aisément que cette bourgeoisie a accaparé les privilèges de l'Ancien Régime en 1789 et les a appelés droits. Pour lui, ces derniers n'ont servi qu'à dépouiller l'individu de ses pouvoirs. Le droit a trouvé en effet son expression dans la loi, qui n'est, affirme l'Unique, qu'un instrument d'oppression. Il refuse en tout cas de porter la loi en lui comme le souhaitaient les théoriciens du contrat social. Le caractère intemporel de la loi et l'obéissance exigée de chaque individu traduisent la fixité de la société et s'opposent à la vie créative de chacun. Même dans le cas où la volonté particulière correspondrait parfaitement et unanimement avec la volonté générale, le danger d'oppression serait encore manifeste, car l'individu demeurerait lié demain à sa volonté d'aujourd'hui. Il serait entravé dans son processus de développement et de dissolution. La loi ne peut servir qu'à fonder une cause et un État et à les donner au respect des citoyens.
On a fait croire à ceux-ci que se dévouer tout entier à l'idéal social était la source de la véritable liberté: l'État est ainsi devenu un nouveau dieu. Ce n'est cependant pas l'individu qui possède l'État et en fait son instrument, mais c'est ce dernier qui l'utilise et règne en maître absolu et rusé sur ses idées et sa conduite. L'État est "devenu proprement une personne devant laquelle s'efface toute personnalité particulière, ce n'est pas Moi qui vis, mais Lui qui vit en Moi" (161).
L’État mène en effet une lutte constante contre l'égoïste. Stirner soutient qu'il est totalitaire par sa nature et que rien ne doit échapper à sa surveillance. Peu importe à l'État que l'individu soit riche ou pauvre, ce qu'il veut, c'est qu'il pense bien. Il fait donc le maximum, explique Stirner, pour protéger chacun des "mauvaises influences", et, une fois qu'il a su rendre le citoyen sourd à celles-ci, il ne met que plus d'empressement à lui ouvrir les oreilles pour accueillir les "bonnes". La censure, la police d'État, la presse et la morale sont quelques-uns des moyens dont il dispose pour mener à bien sa guerre contre l'égoïste, puisque celui-ci ne veut pas jouer le jeu qu'on lui suggère si fermement:
"La morale ne s'entend pas avec l'égoïsme, parce que ce n'est pas Moi qu'elle met en valeur, mais l'homme en Moi. mais si l'État est une société d'hommes et non pas une réunion de Moi, dont chacun n'a que soi en vue, il ne peut subsister sans morale et doit donc veiller sur elle" (229).
L'État, dit Stirner, ne peut en effet renoncer à prétendre que ses lois sont sacrées et, par contrecoup, l'individu qui est en face de lui est toujours l'impie, le criminel, le barbare ou l'homme naturel qu'il faut soumettre coûte que coûte: "face au caractère sacré de l'État, l'individu n'est qu'un vase de déshonneur, où seules arrogance, méchanceté, manie de la raillerie et de l'insulte, frivolité, etc... demeurent, dès qu'il ne trouve plus l'État, ce saint des saints, digne de sa reconnaissance" (245). L'État n'a aucun humour et il est foncièrement intolérant. Il va de sa survie qu'il agisse contre l'égoïste, contre celui qui ignore ses ordonnances ou n'a que faire des enthousiasmes qu'il élabore pour les foules. Stirner est son ennemi résolu. Pour lui, l'État est déjà le plus froid "de tous les monstres froids"[6], un tout impersonnel et oppressif sur lequel l'individu n'a aucune prise:
"Tout État est despotisme, qu'il y ait un seul ou plusieurs despotes ou que tous soient les maîtres, comme on se le représente d'une république, c'est-à-dire que l'Un soit le tyran de l'Autre. Ce qui est le cas, en effet, lorsque chaque loi respective, claire expression de la volonté d'une assemblée nationale, devient une loi pour l'individu qui, désormais, lui doit obéissance, ayant envers elle un devoir d'obéissance" (243).
Tandis que les jurisconsultes et les philosophes des XVIIe et XVIIIe siècles s'efforçaient de nommer et de définir les différents rouages de l’État, Stirner en reste volontairement à une présentation globale et imprécise. On peut certes y voir une conséquence de l’évolution que Hegel a fait subir à la pensée des premiers en écartant les citoyens du pouvoir politique pour laisser le terrain libre aux autorités que la raison désigne: le monarque, la classe des gouvernants et fonctionnaires, les assemblées représentatives. On peut cependant relever ici un des paradoxes de Stirner qui est de ne pas dire l'État, alors que celui-ci est dicible et de dire l'Unique, alors que celui-ci est indicible. On peut d'ailleurs s'étonner de cette volonté de présenter l'État comme un bloc anonyme et inhumain chez un philosophe qui fonde sa théorie sur la particularité. En généralisant ainsi sa critique du maître, note Annabel Herzog, Stirner prend le risque de manquer le particulier qu'il cherche dans le monde[7]. Il faut sans doute y voir l'expression de son désir de mettre un terme définitif à son existence. Comme il est dit dans L'Unique et sa propriété, quand l'Unique prend conscience de son unicité et la met à l'œuvre dans la vie quotidienne, les maîtres cessent d'exister. L'État, comme l'Église, disparaît alors: il s'efface d'un bloc, étant sans pouvoir sur l'Unique.
La Révolution française n'apparaît plus en 1844 comme une étape vers le progrès et la liberté. Il n'a pas manqué en effet de régimes qui se sont réclamés de Rousseau et de l'esprit des Lumières, mais pour les détourner à leur profit et asservir les hommes. Stirner résume les différentes attaques contre l'idéal bourgeois de 1789 faites par Babeuf, Fourier, Louis Blanc, Proudhon et Lorenz von Stein dans son livre sur Le socialisme et le communisme de la France actuelle (1842). Cinquante ans ont suffi pour montrer que la Révolution a été confisquée par la bourgeoisie pour son plus grand profit. L'analyse que fait Stirner de cette question est équivalente à celle de Bakounine ou de Marx et aboutit à la même conclusion: "La bourgeoisie est l'héritière des classes privilégiées" (162). Elle a pris le pouvoir pour défendre ses intérêts contre la noblesse et l'Église. Elle a mis un frein à l'idéalisme d'un Robespierre — un "fanatique", dit Stirner, qui, à l'égal des saints, voulait tout sacrifier à la vertu — quand celui-ci a voulu la détourner de ses visées matérialistes. La cause de l'insurrection a été "la matière inflammable de la propriété" et rien d'autre:
"La Révolution, avec le soulèvement du Tiers-état ou classe moyenne, commença de manière petite-bourgeoise et elle tarit en petite-bourgeoise. Ce n'est pas l'homme individuel — qui seul est l'homme — qui a été libéré, mais le bourgeois, le citoyen, l'homme politique qui, justement en tant que tel, n'est pas l'homme, mais un exemplaire de l'espèce humaine, plus précisément de l'espèce citoyen, un citoyen libre " (171).
On a renversé la monarchie, mais pour installer une "monarchie mille fois plus tranchante, dure et conséquente". Stirner, dans son attaque contre la Révolution française, en arrive par opposition à souligner le caractère positif de certaines institutions de l'Ancien Régime. Il condamne certes explicitement le système des corporations, mais il admet que le régime féodal maintenait des corps intermédiaires qui protégeaient l'individu de l'oppression gouvernementale. Après 1789, chacun est en relation avec l'État qu'il doit désormais servir en bon citoyen. Ce dernier qui est devenu "un protestant de la vie politique", doit entretenir un rapport immédiat, mais non pas direct, avec son nouveau dieu. Ses représentants sont là qui décident des lois auxquelles il devra obéir. Ainsi, l'individu, sous sa forme citoyenne, n'a plus rien qui le distingue de ses semblables: il est un homme égal à tous les autres, bénéficiant des mêmes droits et soumis aux devoirs que lui impose le corps social par la voix de ses délégués.
Stirner met à mal les grands principes révolutionnaires de la bourgeoisie. Là où Hegel trouvait que les événements de la Révolution, examinés du point de vue de l'Esprit, prenaient un sens et réalisaient concrètement l'Idée de Liberté et de Démocratie, là où il montrait comment l'Esprit se servait des individus pour parvenir à ses fins, Stirner distingue seulement la menace du collectif à travers l'universel. Liberté, égalité, fraternité sont pour lui des leurres créés par les nantis pour mieux exploiter la classe des misérables et des dépossédés. Ces grands mots n'ont aucun sens ni aucune valeur quand ils sont utilisés par des entités abstraites comme les gouvernements, qui n'ont de rapport avec l'individu concret que par l'intermédiaire des lois.
Être libre consiste simplement dans le cadre de la société issue de 1789 à servir la cause de l'État. La liberté bourgeoise est liberté morale ou liberté politique, mais elle n'est jamais la liberté de l'individu égoïste:
"La "liberté individuelle" sur laquelle veille jalousement le libéralisme bourgeois, ne signifie nullement une auto-détermination totalement libre, par laquelle Mes actions seraient entièrement Miennes, mais seulement Mon indépendance vis-à-vis des personnes. Est individuellement libre qui n'est responsable devant personne" (167-168).
La liberté est au mieux une formule accommodante que l'on peut placer sur tous les drapeaux, ou bien un idéal à atteindre et une cause à servir. Stirner montre l'inanité de ce service, puisque le nombre des libertés à conquérir est infini. À peine a-t-on remporté une victoire sur ce terrain qu'une autre liberté se propose à la conquête: "Plus Je deviens libre et plus les contraintes s'accumulent devant Moi, plus Je Me sens impuissant [...]. Dans la mesure où Je conquiers des libertés, Je Me crée de nouvelles limites et de nouveaux devoirs" (210). La liberté ne peut être qu'entière sinon elle n'est rien. À ce concept absolu qui domine l'Unique, Stirner oppose la propriété des actes, des pensées et des choses. C'est en tant que propriétaire de lui-même et non pas en tant qu'être libre que l'égoïste peut échapper à l'oppression.
L'égalité est un autre de ces leurres mis en avant par la bourgeoisie. Stirner a tôt fait de montrer que l'inégalité des conditions subsiste. L'égalité bourgeoise admet la concurrence entre les hommes; libre à eux de s'affronter, de se faire la guerre et de se dominer par tous les moyens autorisés par la loi. L'égalité, telle que l'État l'envisage, n'est que celle de l'homme envisagé comme un concept, dans sa généralité: "Il ne peut y avoir pour les hommes quelque chose de plus communautaire ou de plus égalitaire que l'homme lui-même" (194). Des individus ne peuvent être égaux qu'en pensée et, dans ce cas précis, c'est l'État qui les pense selon sa volonté et son désir. Égaux, ils le sont sous la forme du citoyen, l'État les répartissant alors selon ses buts particuliers, "privilégiant les uns et reléguant les autres à l'arrière-plan", distinguant enfin les bons citoyens des mauvais. Dans cette entreprise de nivellement et d'exclusion, la Révolution française a réalisé l'idéal chrétien qui aspirait à l'égalité des frères et des enfants de Dieu, à la fraternité de tous les hommes.
L'État est bien devenu le nouveau dieu après 1789, surtout pour les libéraux. Pour parfaire son emprise sur les humains, il réalise la fraternité en les embrigadant sous le nom général de peuple:
"Ce que l'on nomme État est un tissu, un réseau de dépendances et d'adhésions, une appartenance, un rapprochement et une cohésion, dans laquelle les éléments assemblés s'adaptent entre eux, bref sont dépendants les uns des autres: l'État est l'ordre de cette dépendance " (268).
Stirner est justement tout le contraire d'un philosophe de l'appartenance. Pour lui, les individus ne valent que parce qu'ils sont uniques et séparés les uns des autres. Il ne croit pas qu'il leur faille un horizon commun de valeurs à partager pour donner sens à leur vie et éviter que leur autonomie ne sombre dans l'indifférencié, l'absurdité ou le règne du plus fort. Au contraire: le rêve d'amour que propose l'État est étouffant. Il n'est pas accroissement de l'individu, mais diminution car il limite son horizon. Les mots qui ornent ses drapeaux (Patrie, Nation, Peuple, Société, Humanité, etc.) sont des mots vides de sens – des fantômes – du point de vue de l'Unique et de son égoïsme:
"Le peuple est un être supérieur à l'individu, et comme l'homme ou l'esprit de l'homme, un esprit qui hante chacun sous le nom d'"esprit du peuple"" (114).
Dès les premières pages de L'Unique et sa propriété, Stirner ricane de la prétendue "cause du peuple" et du dévouement que lui portent patriotes et idéalistes de tous bords en ces années qui précèdent la révolution de 1848. Il va même jusqu'à soutenir selon la logique de son système, qu'un peuple ne peut être libre qu'aux dépens de l'individu. Il a cette formule saisissante, mais qui se retrouve explicitée en maints endroits de son livre: "Le bonheur du peuple est mon malheur" (277). Ailleurs, il dit tout aussi fortement que "la liberté du peuple n'est pas Ma liberté!" (260). Le "Je" qui, dans L'Unique et sa propriété, exprime la pensée de l'égoïste, est très clair sur ce point:
« Mais qu’ai-je à faire du bien commun ? En tant que tel il n’est pas mon bien, mais uniquement la négation de soi portée à sa dernière extrémité. Le bien commun peut bruyamment jubiler, tandis que Je dois me tenir coi et « coucher là », l’Etat grassement prospérer et Moi tirer le diable par la queue. Les libéraux politiques font-ils d’autre folie que d’opposer le peuple au gouvernement et de parler des droits du premier ? Car « le peuple doit être majeur », etc… Comme si celui qui n’a pas l’usage de la parole pouvait être majeur ! » (259-260).
Toutes les révolutions — celle de 1789 et les suivantes — qui prétendent agir ainsi au nom du peuple, subissent la démystification acerbe de Stirner. Elles enferment l'individu au lieu de le libérer; elles figent sa vie dans un univers rationnel, dont les grands idéaux et les formules simplistes sont l'expression la plus visible. L’Unique est insensible au boniment électoral.
La Révolution française est bien en ce sens le produit de la pensée des Lumières. Stirner se montre sur ce point un fervent opposant à la raison. Il a sa place dans la tradition qui va de Johann Georg Hamann à Friedrich Nietzsche, et la voit comme destructrice de la spontanéité et de la vie. Si la Révolution a abouti à la réaction, ce n'est pas un hasard: elle a réalisé ce qu'elle était en fait, "car toute aspiration aboutit à une réaction quand elle devient réflexion; elle ne poursuit son impétueuse course en avant dans l'action entreprise qu'autant qu'elle reste exaltation, ivresse irréfléchie" (170). La réflexion devient très vite le mot d'ordre des révolutionnaires, parce qu'elle fixe des bornes et s'oppose aux débordements et aux déchaînements primitifs. Elle marque leur peur devant la vie. Les révoltés cèdent la place aux poseurs de principes et aux peseurs de mots, aux pétitionnaires et aux rédacteurs de constitutions.
Quand la raison est au service des grandes causes grégaires et nationales, elle ne peut que dégénérer. Elle devient facilement un support de la tyrannie, puisqu'elle est destinée à guider l'individu dans la voie que d'autres ont choisie pour lui. L'Unique n'est certes pas dépourvu de raison, mais celle-ci est toujours associée à son intérêt: ses raisonnements viennent de lui-même et ne lui sont pas suggérés par des professionnels de la réflexion. Pour ceux-ci, la raison étant toujours droite, c'est elle, dit Stirner, qui "décide de ce qui est "vrai" et de la ligne à suivre; aussi n'y a-t-il pas de gens plus "raisonnables" que les honnêtes serviteurs, que l'on appelle d'abord bons citoyens, en tant que serviteurs de l'Etat" (166). Les libéraux ont trouvé tant d'avantages en cette matière qu'ils sont devenus les zélateurs de la pensée et de la raison.
Alors que Hegel faisait de la pensée la substance des choses extérieures et la substance universelle des choses de l'Esprit, le monde de la pensée est décrit par Stirner comme le monde de la fixité. Pour Hegel, la pensée était considérée comme "le véritable principe universel de toute existence naturelle aussi bien que spirituelle"[8]; pour Stirner, elle marque la défaite du particulier et de la personne physique et vivante, pour ne considérer que l'homme intérieur, le cœur ou la tête. Stirner dresse ainsi un portrait négatif du penseur ou du philosophe que la science seule occupe: c'est un fou qui sacrifie tout à l'idée qui l'habite. Il en oublie les fonctions les plus élémentaires de la vie comme le manger et le boire, néglige l'immédiateté des choses pour voir ce qu'elles recouvrent et se projeter dans un univers de mots et de concepts.
Stirner condamne résolument le culte de la raison, dont ses amis philosophes lui donnent maints exemples. La pensée libre est pour lui une absurdité aussi évidente que la morale libre ou la politique libre. Mais il ne va pas pour autant nier que la pensée existe et a un rôle fondamental à jouer dans la vie de l'individu. Elle ne peut disparaître ni cesser, mais sa domination, avec son corollaire, la hiérarchie, peut trouver un terme. À la pensée libre il oppose la pensée propre. La pensée n'est pas une fin, mais un moyen pour qui veut s'en servir. L'Unique anéantira le royaume des pensées pour se le réapproprier: il lui suffit de le soumettre à son vouloir et de refuser désormais d'être un simple instrument de sa réalisation. L'Unique est un créateur et non pas un dévot. Le christianisme s’est achevé avec les Lumières et la Révolution dans le « royaume des pensées », écrit Stirner qui ajoute:
"Ce royaume des pensées attend sa délivrance, attend, semblable au Sphinx de l’énigme œdipienne, pour pouvoir enfin retourner à son néant.. Je suis celui qui anéantit son existence car, dans le royaume du créateur, il n'en forme pas un particulier, pas un Etat dans l'Etat, mais il est une créature de mon — absence de pensée créatrice. Ce n'est qu'en même temps que le monde pensant est momifié, et avec lui, que le monde chrétien, le christianisme et la religion elle-même peuvent périr, ce n'est que lorsque les pensées disparaissent qu'il n'y a plus de croyants" (372).
La propriété de pensée est plus importante que la liberté de pensée. Celle-ci m'est toujours étrangère, dit Stirner, car elle concerne l'homme et non pas moi. Dès que je la fais mienne, elle cesse de me guider ou de me dominer pour être à mon service et me permettre de me réaliser.
Le XVIIIe siècle est donc un siècle d’obscurantisme pour Stirner, qui, à travers sa critique de Feuerbach ou Hegel, en dénonce les valeurs. Il ne voit aucunement dans le libéralisme ou le communisme, ses héritiers, un quelconque progrès. Qu’il passe du système capitaliste au système collectiviste, l’individu de chair et d’os reste toujours dépendant de la société, de l’Etat et des choses, asservi aux pouvoirs et aux dogmes. L’Unique doit au contraire, selon la pensée de Stirner, digérer le sacré, le faire sien, être propriétaire de sa vie et de ses choix. Le livre de Stirner est une incitation à cette réappropriation. Il marque le début d’une nouvelle ère et la naissance d’un nouveau rapport au monde. Stirner décrit ce passage comme un accès vers la lumière et la joie : « D’un seul mouvement brusque, Je Me libère des ordres de la pensée la plus soucieuse, Je fais en M’étirant tomber le poids suppliciant des pensées. Je jette bas en Me levant d’un bond le cauchemar du monde religieux de ma poitrine qu’il oppressait et, d’un cri d’allégresse, secoue le fardeau de longues années. Mais l’immense importance de l’allégresse sans pensée n’a pu être reconnue pendant la longue nuit de la pensée et de la foi » (204). La liberté n’est pas une invention du siècle des Lumières, mais une réalisation de l’Unique ici et maintenant.
[1] . Henri Arvon, Aux sources de l’existentialisme : Max Stirner, Paris, Puf, 1954, p. 55. Pour une approche plus générale de la pensée de Stirner, le lecteur peut se reporter à ce livre, ainsi qu’à celui que j’ai publié : Max Stirner. Le philosophe qui s’en va tout seul, Montreuil, L’Insomniaque, 2012
[2] . Les citations de Stirner sont faites à partir de l’édition des Œuvres complètes. L’Unique et sa propriété et autres écrits, traduites par P. Gallissaire et A. Sauge, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1972. Nous faisons suivre chaque citation du numéro de la page mis entre parenthèses. Les nombreuses italiques et majuscules sont dans le texte.
[3] . La Boétie, Œuvres politiques, Paris, Éditions sociales, 1971, p. 49.
[4] . J.-J. Rousseau, Du Contrat social, III, 15.
[5] . Ernst Jünger, Eumeswil, Paris, Gallimard, Folio, 1998, p. 451.
[6] . Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1971, p. 61.
[7] . A. Herzog, Penser autrement la politique. Eléments pour une critique de la philosophie politique, Paris, Kimé, 1997, p. 112.
[8] . Hegel, Encyclopédie, § 24. Addition.